Valentin Degnieau - Le veilleur des mémoires
Le trouble de la nuit nous réveille. Là, au fond des profondeurs, une lueur vacille et nous guide. Les contours du paysage se dissolvent, laissant surgir nos doutes, nos imaginaires et parfois nos craintes. L’atelier de Valentin Degnieau se transforme alors en une caverne, un lieu en retrait où les idées se forment, s’éprouvent et se mettent à l’épreuve.
Autant d’objets collectés et répertoriés y sont conservés, comme des fragments de mémoire. Des images de loups, des prototypes d’impression, des matières en transformation s’échappent et composent une présence à la fois énigmatique et mystique. Entre les ruines et le ré-ensauvagement, Valentin entrouvre des portes. Peu à peu, dans l’obscurité, se dessinent les rythmes souterrains de la Terre et les battements de ses mémoires enfouies. À la manière d’un veilleur, il garde les traces silencieuses, guette les archives et élabore une liturgie fragile pour les vivants comme pour les disparus. Son œuvre, elliptique et polysémique, invoque les communautés souterraines et les territoires étouffés.
S’aventurer dans son travail implique nécessairement d’interroger la genèse de ses processus de réflexion. Il observe attentivement, écoute sans juger et recueille les récits confiés par les habitants, les paysages et les archives. Sa méthode s’enracine dans ce réel. Du monde agricole aux régions minières, il s’immerge, revient, suit les évolutions des lieux et de celles et ceux qui y demeurent. Cette fidélité au terrain bouleverse ses œuvres autant que le paysage lui-même, en perpétuelle mutation. Les humains transforment le territoire, mais sont tout autant façonnés à son contact.
Dans cette oscillation entre rigueur naturaliste et fiction poétique, Valentin Degnieau mène une contre-enquête singulière. Dans l’imaginaire nocturne, l’artiste soulève pierre après pierre les territoires et explore les témoignages ensevelis mais encore bien vivants. À mesure que l’observateur pénètre dans ses images, se dévoile une ambition discrète mais puissante : celle d’un ethnographe-poète qui déchiffre les soulèvements du territoire et des humains. Il capte l’attention par la lumière et la couleur, suscitant de nouvelles sensations et perspectives. Dans cette archéologie sensorielle, ses œuvres se donnent à lire en creux, comme autant de paysages marqués par le passé. Chaque figure, métaphoriquement considérée comme un être titulaire, s’adapte, dialogue et survit — à l’instar du loup, cet animal symbolique et diplomate, présent dans ses récentes images.
Ses expérimentations nous plongent dans les entrailles de communautés souvent méconnues, parfois négligées, tout en nous y incluant. Dans cette immersion, la mémoire se fossilise dans le paysage, encore traversé aujourd’hui. Sous nos pieds dorment des survivances et des réminiscences, loin des tumultes du monde et de sa surface. Les vestiges miniers, témoins d’une époque révolue, ressuscitent les fantômes et ouvrent des horizons insoupçonnés.
Dans ces ruines, les tensions entre les traces du travail humain et la réappropriation des lieux par des entités non humaines s’expriment avec intensité. Dans ce dialogue complexe, propre à l’Anthropocène, l’empreinte de l’humain laisse une trace indélébile sur le paysage. De ces blessures, l’artiste traque les signes et esquisse des mondes à venir : ceux d’un temps post-humain où la nature aurait repris ses droits. Le bruit de la descente, l’accélération du rythme cardiaque, le souffle retenu. Chacun des paysages recréés, notamment par la modélisation 3D, devient un interlocuteur. Loin d’être de simples décors, ils endossent un rôle crucial en tant que porte-paroles et diplomates. Ils transmettent non seulement leur passé, mais aussi les altérations qui les ont traversés. Ces lieux inaccessibles, où l’on ne peut poser ni pied ni regard, ne se contentent pas d’être contemplés. Ils requièrent, de notre part, une écoute profonde. Ainsi, ces paysages se positionnent comme des catalyseurs, transcendant les limites temporelles et spatiales pour englober à la fois notre passé et notre avenir.
Dans ses images, de nouvelles matières apparaissent : résines sculptées comme des topographies, archives remodelées en trois dimensions. Ces matériaux deviennent des reliques, des symboles, des empreintes. Valentin Degnieau façonne dès lors des mémoires fossilisées qui reconvoquent les disparus et leur redonnent voix. Les images se matérialisent, nous émeuvent par leur proximité et ravivent leurs témoins. Chaque archive retravaillée nourrit cette mémoire critique. Ainsi, dans l’œuvre SURVOL, réalisée en collaboration avec Timothée Casilli, l’artiste s’approprie des documents officiels qu’il réinterprète, offrant un regard à la fois sensible et politique sur l’exploitation minière et ses effets sur les êtres et les paysages. L’art devient ici ce vecteur d’une réouverture des récits oubliés et d’une analyse de cette contamination poétique.
À la remontée de la mine, la lumière est toujours là. Dans les profondeurs, des voix susurrent encore les histoires englouties. Les cicatrices de l’exploitation sur les parois, la fragilité des civilisations — tout cela appelle à une relecture. Que reste-t-il des révolutions industrielles, sinon des ruines, des corps abîmés et des souvenirs fossilisés, pétrifiés dans la résine ? Valentin Degnieau scrute ce basculement, ou plutôt cet effondrement, pour esquisser d’autres manières d’habiter les paysages et les réminiscences. Elles s’apparentent ici à des témoignages qui subsistent encore dans les creux des cavités.
Dans ses dernières recherches, menées sur les côtes irlandaises, l’artiste ravive l’histoire de ces lieux menacés par l’érosion. À la Fondation Annie et Josef Albers, lors de la résidence Carraig-na-gCat, il se connecte aux habitants de la terre et de la mer. Les dérèglements climatiques grignotent silencieusement ces terres ancestrales. Pleinement conscient du temps qui passe, ses images, réalisées au sténopé, deviennent des veilleuses passives de ses transformations. Dépourvues d’intention, elles observent les mouvements de la mer, les métamorphoses des côtes, et enregistrent les accidents et les récits murmurés par les marins la nuit. Face aux vagues, les falaises érodées et leurs mémoires s’enfoncent davantage dans les profondeurs. De l’autre côté de la Manche, l’artiste prend la mesure de ce qui se joue, lançant un appel du cœur à ralentir et à apprendre la résilience face à l’inévitable.
En définitive, Valentin Degnieau offre ces récits non seulement aux communautés concernés mais également à nous, observateurs. Il esquisse des perspectives prospectives face à notre monde à la dérive. Toutefois, il ne fige pas la mémoire mais lui insuffle un mouvement, une respiration, malgré les incertitudes. Dans ses mots comme dans ses images, s’affirme cette conviction : la nature nous modèle, elle n’est jamais dormante[1]. Ici, nous ne rêvons pas, bien au contraire, nous rencontrons la réalité dans sa plus profonde intensité
[1] Selon les mots de l’artiste, lors d’une discussion à son atelier, en août 2025.
Infos pratiques
« Double Trouble »
17 septembre – 2 novembre
Réserves du Frac Ile-de-France, Fondation Fiminco, Romainville
Résidence de la Fondation Albers
De septembre à novembre 2025
Carraig-na-gCat, Irlande
























