Offscreen 2025 : vivre plutôt que contempler

Par Anthony Ong22 octobre 2025In 2025, Articles

 

 

Fidèle à son modèle nomade, la foire Offscreen poursuit son exploration des lieux atypiques et revient cette année à la Chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Deux thèmes s’imposent nettement : les blessures de l’Histoire et l’expérience de l’espace, en écho à la mémoire et l’architecture du lieu, édifice religieux ouvert aux malades depuis le XVIIe siècle dont l’architecture janséniste, sobre et classique, porte les souvenirs.

 

Maux d’hier et d’aujourd’hui : les artistes face à l’Histoire

Autrefois hospice, prison et lieu de culte, la chapelle devient, le temps de cette foire, une plateforme mémorielle accueillant les fractures et blessures du passé. Plusieurs artistes exposés s’emparent en effet des traumatismes historiques et de la mémoire collective, révélant des correspondances entre les conflits d’hier et d’aujourd’hui.

Le grand obélisque de Sue Williamson (Galerie Dominique Fiat) par exemple aborde la guerre anglo-boer (1899–1902), épisode sanglant de l’histoire sud-africaine, sous l’angle de l’hommage. Au pied du monument, un feu illusoire, fait de branches et de boîtes de chocolat rouge de braise, plus proche d’un bûcher, politique de la terre brûlée, que d’un dépôt de gerbe et d’une flamme éternelle. Sur l’armature, de délicates broderies sont suspendues, de tristes scènes en réalité : arrachement, mort et perte. Towards Another World (2023-2025) s’inspire de deux édifices commémoratifs existants, l’un célébrant les soldats britanniques, tombés dans leur conquête impérialiste, l’autre les victimes sud-africaines, disparues dans les camps de concentration. L’œuvre témoigne, avec ironie, de toute l’ambivalence de l’Histoire et de ses hommages sélectifs.

Cette même volonté de dévoiler l’envers du récit se retrouve chez Alexander Ugay (Nika Project Space), qui, dans sa série Memory Objects (2013), photographie sur un fond noir, comme pour un portrait, le revers des archives des camps de travail soviétiques. Des mots de famille, qui avec le temps s’usent, se froissent, se trouent. Une mémoire fragile liée à celle de l’artiste dont la famille coréenne fut déportée par le régime stalinien dans les années 1930. L’ensemble, s’il est porté par la douceur des mots des proches, illustre néanmoins la violence froide et administrative des bureaucraties totalitaires.

De son côté, Thu-Van Tran (Meessen) se saisit du motif de l’hévéa, arbre du caoutchouc, associé à l’exploitation coloniale du Vietnam par la France au début du XXe siècle. Dépossession des terres fertiles, main d’œuvre forcée, profits impériaux retentissent dans l’esprit. En imprimant l’empreinte des feuilles d’hévéa via un procédé photosensible, l’artiste renverse l’usage colonial et commercial de la plante, lui conférant une force d’évocation. In the Fall, in the Rise (2018-2019) devient une œuvre de résistance, de mémoire et de critique mais ouvre dans le même temps de nouvelles perspectives liées à la matière et la technique.

Dans une filiation au présent, le duo Yarema Malashchuk et Roman Khimei (Galerie Poggi) filme avec délicatesse, non sans un certain voyeurisme, des enfants ukrainiens endormis, baignant dans une lumière solaire. Sous l’apparente tranquillité du sommeil, You shouldn’t have to see this (2024) témoigne de la fatigue de la guerre, l’horreur de l’arrachement. Ces enfants ayant été capturés par l’armée russe, puis rapatriés dans leur pays, l’Ukraine. Un enfant se frotte les yeux, un autre tombe de sommeil, à quoi rêvent-ils ? Endormis dans leur chambre, l’intimité devient documentaire et politique.

Comme un écho, l’espace intérieur de la chambre répond à celui, monumental, de la Chapelle Saint-Louis, ancien hospice pour enfants. Comme un miracle, il en révèle d’autres. De là, le regard glisse de la mémoire vers les espaces habités, du souvenir vif vers l’architecture incarnée. C’est le deuxième grand thème de cette foire.

 

Architectures d’ici et d’ailleurs : les artistes face à l’espace

Dans Still Room (2000), Dorothy Cross (Kerlin Gallery) se photographie nue, spectrale, au centre, le visage trouble, dans une centrale électrique désaffectée de la baie de Dublin, criant sa présence au monde, entourée de débris laissés par les hommes. Marcin Dudek (Harlan Levey Projects), de son côté, reconstitue avec Zaklad (2023) un salon de coiffure d’un sous-sol squatté de Cracovie (Pologne). Des traces humaines là encore : cheveux, magazines, rasoirs et bigoudis. Déjà évoqués, les chambres des enfants endormis nous questionnent encore : cocon, refuge, prison mentale ? Accueillants ou sauvages, plein de ferrailles, de poussière, ou de meubles soigneusement choisis, ces espaces intérieurs, souvent abandonnés, réappropriés par les artistes, expriment une présence. Laquelle ? Celle des artistes, des sujets, des usagers, des travailleurs, des fantômes ou de nous visiteurs ?

En contrepoint aux espaces intérieurs, ceux extérieurs, patrimoniaux, ceux des façades, des pierres anciennes, des paysages urbains, en résonance avec le lieu d’accueil, toujours. Maria Brunner (Galerie Gisela Capitain) multiplie les points de vue sur la cathédrale de Cologne, imprimés sur des lamelles en plastique, complexifiant la vision, fragmentant l’unité de l’édifice. Le regard du spectateur, désorienté, s’y perd. Hazem Harb (Tabari Artspace), à l’inverse, dans Le Labyrinthe (2021), reprend une vue panoramique de Jérusalem, condensant dans une image unique la densité spirituelle et architecturale de la ville, mais l’obstrue d’une installation labyrinthique, opaque, rendant impossible la vision d’ensemble. Albert Moser (Christian Berst Art Brut), lui, recompose les paysages urbains modernes à travers des collages photographiques, offrant une perception fragmentée des espaces de vie, altérant la réalité ordonnée. Par ces jeux de composition, les artistes invitent le public à déplacer le regard, à questionner le monde sous plusieurs angles, à se rendre compte de l’impossibilité des généralités, à veiller aux détails. C’est aussi ce que propose l’artiste Maria Stamenković Herranz dans sa performance où elle bâtit, les yeux bandés, une architecture de brique, serpentine, illusoire.

Entre espaces intérieurs et extérieurs, l’interstice des imaginaires, l’espace des possibles, des narrations fictives. David Haxton (Galerie La Patinoire Royale Bach) et Quentin Lefranc (Galerie Rabouan Moussion) brouillent les frontières entre réel et imaginaire, inventant de nouvelles architectures empreintes d’illusions, terrain de jeu et d’expérimentation. Le premier, par la vidéo et la performance, joue sur la spatialité de son studio qu’il réaménage comme une peinture, apparaissant et disparaissant, allumant, éteignant des lumières. Le second, par la sculpture et le jeu des perspectives crée un espace-volume, où l’environnement et la fiction influent sur celui-ci. Tous deux explorent la dimension illusionniste de l’espace : entre dedans et dehors, surface et profondeur, ils interrogent aussi bien la construction du regard que la fiction que peut engendrer la perception.

 

Vivre plutôt que contempler est l’invitation faite au public, qui s’interroge non seulement sur les épisodes du passé (question de l’histoire) mais aussi sur sa place dans le présent (question de l’espace). En transformant la Chapelle Saint-Louis en lieu de mémoire et d’expérience, Offscreen 2025 rappelle que l’art n’est pas seulement à voir, mais à traverser.

 

Infos pratiques

Offscreen

21 – 26 octobre 2025

La Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière

47, Bd de l’Hôpital, 75013 Paris

Entrée par le square Marie Curie

 

 

 

 

 

 

 

 


À lire aussi

Privacy Preference Center