Mona Cara – Le monde sous acide

Par Pierre Duval14 octobre 2025In Articles, 2025, Revue #35

 

 

À vive allure, Mona Cara tisse une œuvre à travers des mondes en chaosmose, littéralement et symboliquement. Elle donne naissance à des tapisseries denses et foisonnantes où les langages visuels se rencontrent. Tout droit sortis de son imagination, des esquisses, des gribouillages et des idées griffonnées en marge de ses carnets se conjuguent, abordant ses propres mondes et les névroses de notre siècle.

 

Portant un discours critique singulier, teinté d’un humour corrosif, l’artiste offre une lecture acide d’un monde à la dérive. Chacune de ses tapisseries devient dès lors un miroir déformant. En essayant de canaliser cet univers à l’envers, essaie-t-elle de se rassurer face à notre condition ? Dépeint-elle autant une vision individuelle que sociétale ? Comme cheffe de bord de ses aventures, elle nous guide dans ses univers, où le train fantôme de la société nous attend.
Dans cette tentative de canalisation des flux erratiques de l’époque, tout concourt à créer des perspectives vertigineuses dans les reliefs de ses tapisseries Jacquard. Derrière cette esthétique hallucinée, l’artiste tisse une vision où s’opèrent les allures d’une comédie absurde au trait déroutant. Sa palette identifiable au premier regard précède le sujet exposé. Les couleurs attaquent la rétine, dérangent — comme ses sujets — puis s’adoucissent en révélant des strates insoupçonnées.
Dans cette saturation de motifs, les tapisseries acides naissent de formes reconnaissables et de compositions fragmentées. Mona Cara capte une mémoire visuelle en mouvement. Elle ne la décrit pas : elle explore une cartographie vivante où le fil tisse à la fois le support et le sujet, comme elle l’explique elle-même. Elle piège notre regard dans ses entrecroisements de fils — au sens propre comme au figuré. Tel un Chapelier fou, l’artiste fait surgir de son chapeau une narration éclatée, où le rire mordant devient résistance et désamorce la surcharge du visible. Tout est capturé, absorbé, trituré, pour ensuite être régurgité et recomposé dans ses textiles invraisemblables. En ouvrant des brèches — sensibles, grotesques, voir critiques — dans ce réel hypermédiatique, elle expose ses propres préoccupations tout en dessinant les failles systémiques de notre présent.
Chaque dessin se télescope avec un autre, chaque image frappe la suivante de biais. Face aux vagues scélérates d’informations, elle isole des singularités dans ses toiles et érige une asymétrie du réel. Ni tout à fait utopique, ni totalement dystopique, elle rend tangibles ces dysutopies jamais très éloignées de la réalité. L’excès d’images devient métaphore d’un monde qui vacille. Le trop-plein devient vide et brouille les sens dans la surabondance dans des univers spéculatifs et fictifs.
Mais ce chaos est aussi une manière de résister. En hybridant les techniques traditionnelles et contemporaines, Mona élabore des géographies variables, peuplées de mémoires qui rassemblent tout à chacun. Elle les balise afin qu’on les explore. Le spectateur est invité à composer des histoires à partir de fragments, tout en y intégrant de nouvelles clés de lecture. Le tissage devient alors un vecteur de pensée. Il offre aussi une manière d’archiver ce qui tend à disparaître dans l’immédiat.

De ce fait, le travail de Mona Cara repose aussi sur la relation à l’autre, aux histoires et aux communautés qu’elle rencontre. Elle multiplie les points de vue et enrichit ses compositions. Tout s’imprègne dans ces récits textiles. Même les figures marginales ou absurdes y trouvent leur place, comme le Dictateur dont « la puissance est une farce », écrit-elle. Le tissu devient l’espace de traduction d’un monde-rébus qui ne parle plus clairement. La comédie dissimule ainsi le malaise naissant.
Dans ces écosystèmes fertiles, les paradoxes émergent : les motifs se superposent sans réelle hiérarchie, les sujets s’imbriquent, se confrontent, se parasitent. La lisibilité n’est pas l’enjeu : c’est la friction entre les éléments qui produit du sens. Elle brouille les frontières, les régimes de l’image, efface les lignes du temps, et propose un raisonnement hors-logique. La comédie cache à la fois le vertige et la critique, derrière ses attraits visuels. L’incongruité du monde, sa violence latente et la saturation permanente composent ainsi notre réel.
Chaque monde qu’elle compose devient un Tetris mental. Le dessin structure la composition, les couleurs acides remplissent les vides. Ce geste de remplissage, souvent perçu comme un acte anti-pictural selon l’artiste, est amplifié par les glitches, les erreurs de codage et les effets indésirables. Ces accidents deviennent autant d’énigmes visuelles dans ce langage sursaturé et expérimental.
Consciente que toute parole n’est pas bonne à dire, chaque tapisserie propose une narration cryptée. Le recto et le verso portent en eux leurs revers. Ces derniers donnent à voir les deux faces d’une même vérité. Ce qui est montré et ce qui est dissimulé composent ensemble ce système « qui ne tourne plus rond ». Un monde où les signes, totalement déréglés, retrouvent une place dans les mains de Mona Cara. Elle y compose un raisonnement sensé à travers un décalage désorienté.
Dans cette esthétique corrosive se déploie un monde instable où l’on suffoque autant qu’on est fasciné. Elle n’organise pas le chaos : elle nous le donne à voir, dans toute sa rugosité et sa submersion. Et pourtant, au cœur de cette fabuleuse cacophonie, elle trace une ligne, un fil, un motif auquel on peut s’agripper. Elle convoque un monde saturé et fécond, capable d’inventer d’autres mythes, d’autres imaginaires et d’autres potentialités de faire monde.
Mona Cara met en scène des univers paradoxaux débordants d’excès, d’énergies et de vibrances. Elle fait surgir les débordements de nos systèmes tout en révélant une archéologie critique de notre présent à partir de résidus culturels, de reliques pop et de vestiges populaires. Elle nous implique dès lors dans sa cosmogonie déroutante, où rien n’est figé et où tout est en devenir.

 

Infos pratiques

Exposition personnelle
Du 31/01/2026 au 03/05/2026
PARCC Centre d’art contemporain, Labenne

Réaction en chaine
Du 24/03/26 au 27/05/2026
Le SAFRAN, Amiens

 

 

 


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