Laura Bartier - La traductrice des milieux

Par Pierre Duval11 septembre 2025In Articles, 2025

 

 

À la pénombre de son atelier, Laura Bartier prépare ses prochaines pérambulations. À côté de son métier à tisser, des étagères chargées de cartons et de bobines de fil salignent comme les pages dun recueil prêt à être rédigé. Que conserve-t-elle du jour dans ses écrins de matières ? Elle cueille patiemment les fragments du monde qui l’émeuvent – une forme ramassée, une couleur naturelle qui résiste au temps, une fibre singulière. De l’étoffe tissée à la graine aux contours insolites, elle collecte, ordonne, assemble ses trouvailles, guidée par linstinct. Son geste porte un souffle ancien un savoir ancestral transmis, nourri par lattention et le soin discret quelle accorde à ce quelle côtoie.

 

Telle une traductrice, elle reçoit les signaux du monde — à la fois concrets et abstraits — pour en manifester un langage, élaborer un lexique sensible et traduire les phénomènes naturels qu’elle côtoie.  Avec empathie, elle écoute le moindre frémissement des milieux qu’elle traverse. Elle suit les cycles, observe dans les silences et correspond avec le vivant. Tout devient signe d’un changement, où des systèmes rhizomiques connectent chaque être dans une forme libre, souple et indomptée.

Des ombres effleurées sur le tissu aux savoirs transmis par-delà les mots, elle fait naître des connexions infrasensibles. Le geste devient langage, tressant les racines qui s’enchevêtrent en compositions instinctives. Chaque milieu qu’elle aborde porte un savoir-faire constitué de corps, de symboles et de gestes partagés. Elle recueille le récit des lieux qui ne s’ouvrent qu’à celles et ceux qui décident d’attendre. Elle s’aventure dans les replis du paysage, là où l’écosystème murmure.

Ses œuvres changent d’état au fil du temps. Elles se transforment, se déplacent, s’accordent à une sensibilité profonde. Les matières en tension donnent naissance à des formes hybrides, à la fois florales et animales. Des êtres surgissent, discrets et en retrait. Elle les dissimule parfois — non pas pour les cacher, mais pour mieux inviter notre regard à s’y attarder.
Dans une friction entre le réel et la fiction, ses œuvres jouent d’une double lecture entre la physicalité et la symbolique qui s’entrelacent. Les matières se déploient dans des ambivalences qui suscitent des sensations contrastées. L’impact qu’elles produisent tend parfois vers l’accueil et la défense, révélant des états intermédiaires et les couches sous-jacentes des tissages. Dans une mise à distance, l’observateur découvre des détails dissimulés, au risque de troubler ou d’altérer l’écosystème face à lui.

Marcher, traverser les milieux devient chez elle un acte de reconnexion avec nos instincts. Que ressent une graine lors de son éclosion ? Quand une fleur s’ouvre lentement sous nos yeux, quelle émotion traverse son existence ? Quand une plante saxifrage résiste, quelle force dévoile leur présence dans nos interstices reclus ? Quelle posture adoptons-nous face à un environnement à l’équilibre si fragile? Chaque promenade devient une exploration attentive qui révèle la multitude de vivants, chacun jouant un rôle spécifique au sein d’un environnement tissé de formes et d’images.
Avec Laura Bartier, on ne revient jamais sur ses pas. On avance, on bifurque, on découvre une multitude de gardiens qui habitent les milieux — sans jamais prendre le chemin le plus court. L’art de la marche devient aussi un art du regard, du mouvement et de la lecture sensible du monde. Dans ces espaces inexplorés, nous redécouvrons le sentiment d’être presque seul, presque relié au seuil du visible. À la lisière du vivant, l’artiste nous accompagne dans ses milieux pour rouvrir notre regard sur nos environnements sensibles.

Elle cherche, à travers ses œuvres, un point d’équilibre dans des écosystèmes fragiles. Chaque espace qu’elle compose, chaque tissage qu’elle tend devient une toile où viennent se déposer nos regards et une mise en relation entre humain et non-humain. À la fois humble et affirmée, elle nous invite à nous déplacer, à chercher le point d’observation qui fera apparaître cette plante pensante qu’elle étudie avec patience. Elles deviennent les témoins, les signes et les résistantes face à l’effroi d’un basculement.

À la Maison Flottante, lors de sa résidence Métiers dart et design avec le cneai =, elle poursuit son introspection, son dialogue avec les matières et ses engagements. Libre, indépendante, elle ouvre le chemin pour nous égarer dans les hautes herbes qui bordent son œuvre.

Laura Bartier traduit ce qui resterait indicible à nos yeux. Elle agit comme une passeuse du monde non-humain vers la perception humaine, de l’expérience vécue vers la forme partagée. Dans ce passage de formes, de textures et de gestes, elle compose un lexique sensoriel. Chaque trouvaille est une entrée dans son dictionnaire vivant, qu’elle enrichit au fil de ses trajets. Le milieu normand devient un nouveau tissage : elle y transpose matières organiques et artisanales, capte et compose des cohabitations sensibles. Au seuil des mondes immergés et émergés du fleuve, le textile, le métal et les fibres naturelles deviennent des phrases tissées racontant l’interdépendance des espèces. L’altérité irréductible des êtres crée les conditions d’une co-présence : l’araignée tisse sa toile, la lumière altère la teinture. L’artiste accepte l’évolution lente. Chaque geste — teindre, tresser, assembler — est le liant de ce langage. Chaque technique, apprise au Japon, à Taïwan ou en Normandie, est une grammaire locale qu’elle adapte à d’autres contextes. Son savoir-faire devient la syntaxe par laquelle le milieu s’inscrit dans l’œuvre.

Quelle place avons-nous face à ces êtres ? Laura Bartier n’oppose pas : elle redistribue son regard. Elle ouvre un espace partagé où nous nous imprégnons du milieu, là où les langages s’entrecroisent et cohabitent. Ce n’est plus un face-à-face entre humains et non-humains, mais une rencontre entre vivants. Une invitation à revoir nos hiérarchies, à prêter attention, et peut-être à trouver une autre manière d’habiter le monde.

 

Infos pratiques

Résidence Métiers d’art et de Design au cneai =

En septembre 2025

Portes ouvertes de la résidence à la Maison Flottante à Poses en Normandie

21 septembre 2025

 

 

 


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