Justin Weiler - Pour une poétique du verre
Il ne faudra pas se laisser impressionner par la surface lisse des feuilles de verre, ni se défier des angles acérés qui scandent les formes géométriques peintes à même la vitre. L’œuvre de Justin Weiler, loin de la froide rigidité que l’on croirait propre au verre, condense une précieuse poétique sur la question du seuil et de sa lumière.
Son exposition récente à la galerie Romero Paprocki (Operire#10 – du19 avril au 31 mai 2025) est l’occasion de revenir sur un cheminement artistique fondé sur le paradoxe entre ouverture, la dixième du nom, et recouvrement. Du latin, operire renvoie donc à cette double action : ouvrir et dissimuler, comme le volet à demi-clos qui abrite du soleil autant qu’il permet à la clarté de s’infiltrer. C’est en citant Leon Battista Alberti, philosophe, peintre et architecte emblématique du Quattrocento de la renaissance italienne, que Justin Weiler met en abîme son œuvre : chaque peinture doit être une fenêtre ouverte sur le monde.
Justin Weiler l’aura d’abord refermée, sur le motif du rideau de fer lors de sa résidence à Beyrouth. Les rideaux de fer, dessinés au pinceau, ont été recouverts d’une généreuse nappe d’encre de Chine avant que l’artiste n’en essuie la surface, révélant à loisir les reflets du métal selon ses propres idées de la source d’éclairage. L’encre agit comme un dépôt, une stratification de poussière et de crasse proprement urbaines. De cette œuvre sera réalisée une interprétation musicale par Nicolas Bataille, à raison d’une bande-sonore d’une minute et vingt secondes par panneau.
Cette question du débord de la peinture en crue qui inonde la toile fait partie d’une réflexion plus large sur la peinture elle-même dont Justin Weiler s’attache à régler chaque problématique séparément depuis de nombreuses années.
S’il s’agissait dans Beyrouth de suggérer le volume sur une surface plane, un autre enjeu sera ainsi d’inclure la planéité dans le volume. Les Mapp, constructions hybrides entre peinture et sculpture, absorbent le reflet, les ombres, le satiné. Seul reste la couleur, dans un état que l’on croirait sec tant sa surface semble poudreuse. Le volume n’est plus, sinon qu’un aplat dense dépourvu de la moindre luisance. A demi-cachée, de nouveau par cette fenêtre arrêtée en chemin – ni tout à fait ouverte, ni tout à fait close – la masse est dévoilée par la feuille de verre peinte, dont la transparence suggère la forme, et dont le reflet accueille l’image extérieur. Le verre produit ici le condensé de la rencontre, joignant en un seul support fond, reflet et peinture.
Cette récurrence de la fenêtre, à galandage ou à persiennes, dans l’œuvre de l’artiste n’est pas sans évoquer la Porte-fenêtre à Collioure peinte par Matisse en 1914, à ceci près que cette dernière porte-fenêtre n’ouvrait que sur des profondeurs obscurcies. La question de la luminosité, cruciale dès lors qu’il faut suggérer les volumes et les profondeurs, est le point de convergence de toute une tradition de la peinture occidentale. Justin Weiler revient à un geste primaire de l’humanité, celui de chercher la lumière. Si dans les séries Dedale et Dedale-Screen, la vitre semble gravée par cette lumière, à l’image des premières plaques photosensibles, c’est que l’artiste se plaît à faire se confondre peinture et photographie dans une œuvre pourtant strictement peinte. Les compositions ainsi visibles par transparence s’accordent à reproduire le geste du photographe qui, à l’éclairage du jour ou de la lampe, étudie ses négatifs.
La transparence, nous l’aura enseigné Gaston Bachelard, quand elle s’associe à la profondeur, est une voie vers le passé. Si le philosophe se méfie des miroirs, simples surfaces, force est de constater que les double-vitrages de l’artiste créent, eux, un seuil à franchir. Justin Weiler nous parle du temps dans des profondeurs de verre. Cela en passe par un travail de structure de la lumière au travers d’une succession de deux vitres, peintes séparément et jointes ensemble à la faveur d’une évidence lors de leur composition. Ces profondeurs, éblouissantes ou bien mystiques, contiennent une douce luminescence qui s’anime, tantôt par la peinture blanche, tantôt par transparence via un mur blanc. Sur la trame vierge, les peintures de Justin Weiler s’allument.
Ces géométries, rigoureusement conçues comme autant de panneaux qui se connectent quand ils se frôlent, ne sont pas que le fruit d’une mathématique. L’improvisation, chère à l’artiste, tient une place importante dans cette partition de géomètre. Elle se distille discrètement, dans les assemblages des panneaux ou dans le dessin des formes. Sous couvert d’une mécanique de production aux airs industriels, c’est en réalité la main de l’artiste qui intervient. Justin Weiler se réapproprie ainsi le pistolet à peinture haute propulsion pour le travail, ô combien délicat, de peindre avec une substance professionnelle ultra-couvrante une surface en verre dont il veut préserver la transparence. Dans le volume de la série Shelters, l’artiste s’applique à cette prouesse pour introduire le motif de l’abri dans son répertoire du verre, et jouer ainsi de la tension aussi bien plastique que sémiologique entre ces deux opposés. L’abri, la cabane Vauban en particulier ici, signifie le refuge et la protection, dans une construction solide et souvent dépouillée, sinon rudimentaire. L’incarner dans un volume en verre, c’est aller à l’encontre de la logique de l’objet et du médium. La peinture appliquée en une couche dégradée poursuit ce travail puisque le volume apparaît ainsi tantôt plein et dense, tantôt creux, selon les angles d’observations. Le spectateur, cependant, n’aura aucune certitude : les lignes d’architecture se sont fondues en un tout, dissimulées dans le jeu de la transparence par un tour de main de l’artiste. On décèle dans cette œuvre un hommage à Joachim Bandau, peintre allemand dont les successions d’aquarelles offrent une vibrance de la peinture, de la gamme de ses plus belles transparences jusqu’à sa plus profonde matité, sur le même papier. Justin Weiler, avec son abri, joue des mêmes transparences et opacités, pour questionner cette fois les seconde et troisième dimensions de notre perception, et celle de la peinture.
C’est peut-être dans cette dénomination de « troisième espace » que tout son travail habite. Résultat d’une superposition des données visuelles – peinture du verre feuilleté, reflet des alentours et transparence – la rigidité de la construction géométrique contient, pour le spectateur attentif, les entrées d’une architecture mystique, décelables à l’œil nu mais dont la poursuite des chemins se guettent de loin, depuis le seuil de l’imagination. Les récentes œuvres de l’artiste inaugurent en effet un prisme onirique. A rebours de ce mouvement vers l’extérieur qui ouvrait jusqu’à présent les fenêtres, l’artiste recourt désormais à ouvrir celles d’un monde intérieur. Les géométries s’y inscrivent en négatif dans une palette colorimétrique inversée, donnant à voir non plus des angles d’ouvertures mais des volumes sans arêtes, des monolithes érigés dans la nuit.
Pour qui ose s’y aventurer, la déambulation sera magique, à n’en pas douter.
Infos pratiques
Justin Weiler, Operire#11
17 octobre au 02 novembre 2025
Dans le cadre de la Biennale WAVE 2025
Galerie Melanie Rio Fluency
3 place Albert Camus, Nantes
























