Emma Ben Aziza - Là où les archives fleurissent
Dans le bureau d’Emma Ben Aziza, les archives ne dorment pas. Des boîtes s’ouvrent, des feuillets intègrent des classeurs, des étagères ploient sous le poids d’objets collectés qui semblent attendre d’être réveillés. Ici, rien n’est figé : les archives sont matière à façonner, à écrire, à reformuler. L’artiste apporte une méthode consciencieuse pour approcher l’Histoire et les récits qu’elle contient afin de les recombiner. Avec la patience du geste et la précision du regard, elle élabore ses porteurs de mémoire. Sa pensée naît dans l’objet et les gestes, en retour, réactivent leur histoire.
« Au départ de tous mes gestes, il y a la collecte précieuse des cadeaux de ma grand-mère. Le geste d’installer des choses sur mes étagères n’arrive pas au moment où je découvre l’histoire de l’art occidental. Il s’ancre dans l’enfance, dans des souvenirs chargés de tendresse. Décaler le placement d’un objet, l’associer à d’autres, c’était déjà pour moi essayer de comprendre ce qu’est un décalage. » Emma Ben Aziza
Pour raconter une histoire, il faut parfois la chapitrer pour mieux la traverser. Fragmenter le récit pour y inscrire les seuils : les moments où l’on s’arrête, où l’on respire avant de poursuivre. Néanmoins, qu’est-ce qui fait office d’histoire ? Comment composer un récit à plusieurs voix ? Dès les premières bribes de langages, l’humanité a su que narrer c’est relier, donner à voir, incarner les personnages – qu’ils soient réels ou imaginés.
Chez Emma Ben Aziza, l’histoire prend place dans un théâtre d’objets et de matériaux, où chaque élément devient la porte entrouverte sur un monde et ses contradictions. Certains viennent de son histoire familiale, d’autres sont chinés, collectés, rénovés. Pourtant, on ne sait jamais si ces objets sont des souvenirs, des images mentales ou des fragments à recomposer au fil de la narration. Chaque trouvaille devient alors un chapitre à part entière. De cette récolte humble naît un jardin sensible, aux dimensions littéraires, qui interroge nos discours supposément acquis et nous entraîne dans les mythes, les mémoires et les savoirs préétablis.
L’artiste n’archive pas pour conserver, elle archive pour raviver. Elle sait que toute archive est vivante, traversée par un geste conscient, sélectif, et qu’elle engage une nouvelle appréhension du monde. Selon la main qui la touche, elle peut figer un récit ou au contraire le refertiliser. Chez elle, l’archive est poreuse, traversée par la poésie, dialogue dans la fiction — comme le parfum d’un oranger qui persiste au creux de sa mémoire. Une cage à oiseaux peut s’ouvrir au regard ; une minuscule graine peut devenir le point de départ d’un manifeste métaphorique. Ces décalages invitent à envisager autrement ce que l’on croyait connaître.
La pensée de contact d’Emma prend forme en travaillant ; souvent, c’est la matière elle-même qui lui indique le chemin. Les passages laissés par la main sur l’objet ne sont pas effacés : ils deviennent des points d’ancrage du récit et des capteurs d’humanités. Ainsi, l’histoire ne se déploie pas en une ligne droite : elle se dessine comme une mosaïque, où chaque pièce imbrique le passé. Ce qui compte n’est pas l’Histoire en elle-même, mais la manière dont on la lit, l’écoute et la respecte. Les contradictions narratives et historiques se transforment en une matière fertile, ouvrant la voie à un roman collectif que chacun peut tenter de recomposer à partir des fragments dispersés. Dans cette trame narrative, les liens inattendus offrent une vision nouvelle et plurielle.
Dans la mémoire d’Emma Ben Aziza, un dernier oranger pousse, une jeune femme écrit ses ultimes lettres, et un musée des espèces dites « inutiles » se déploie comme une correspondance sensible entre les êtres et les choses. Les récits y circulent comme le vent dans les branches – invisibles mais perceptibles – nourrissant ce langage singulier qui reconfigure notre réalité partagée. Comme elle le souligne lors d’un entretien : « le passé construit le futur. Si nous ne savons pas comment tout cela s’ancre, nous ne pourrons ni nous projeter, ni éviter que cela se répète ».
Son Muséum des espèces inutiles replace les espèces marginalisées ou effacées au cœur de l’Histoire en leur restituant une charge d’affects. Le vivant végétal devient un outil d’écriture et les plantes sont les médiatrices sensibles entre les mondes, capables de raccommoder de nouvelles façons de raconter. Cette analogie entre le végétal et l’humain ouvre une transmission de savoirs différente, nourrie par l’expérience des ateliers qu’elle mène, incitant à prendre du recul sur nos propres pensées. Ainsi, ce jardin-archive préserve ce qui résiste à l’oubli et ravive ce qui peut renaître. Il devient le lieu métaphorique où l’histoire pousse, se transmet, se disperse, puis refleurit.
Emma Ben Aziza assemble et fabrique des archives. Avec patience et précision, elle compose des installations qui accueillent plusieurs niveaux de lecture. Elle y conjugue documentation et fiction, faisant de chaque œuvre un registre ouvert à de nouveaux imaginaires, mais aussi un outil de visibilité pour ce qui est resté dans l’ombre. Chacune se transforme au contact des autres. Les archives relues remontent le fil du temps en rattachant ensemble l’histoire collective et la relecture intime. Elle fabrique ainsi un espace mouvant où les mémoires se retrouvent dans un dialogue infini. Chaque pièce est la ligne d’un chapitre vaste : un fragment qui en appelle un autre, ouvrant les sens et les interprétations.
Face à son travail, on comprend que l’archive, pour elle, n’est pas la fin d’un récit mais son commencement. Emma Ben Aziza nous éveille. L’essentiel n’est pas seulement ce que l’on garde, mais la manière dont on travaille pour le rendre à nouveau vivant.
Infos pratiques
Le jardin où nous existons pour correspondre à distance
Jusqu’au 25 octobre
La Serre espace d’art contemporain, Saint-Etienne
Exposition personnelle
janvier 2026
Galerie Lilia Ben Salah, Paris























