Anuk Rocha - Portraits d’une mémoire fragmentée

Par Tanguy Hergibo14 octobre 2025In Articles, 2025, Revue #35

 

 

Peindre, pour Anuk Rocha, n’est pas reproduire ni inventer de toutes pièces. C’est accueillir des figures qui n’existent pas encore mais qui semblent porter en elles la trace d’un passé. Elles se construisent par fragments : un pli de tissu, l’ombre d’un regard, un geste croisé dans la rue. La toile devient une langue discrète, un alphabet de sensations et de souvenirs recomposés.

 

Ce regard vient d’un parcours tissé de déplacements et de métissages. Paris, Berlin, Marseille : autant d’étapes, jamais un ancrage définitif. Dans son atelier, les visages se tiennent en suspens, comme à la veille d’un départ incertain. « Je ne peins pas à partir de modèles. Les figures se forment seules, à partir de ce que j’ai vu, senti, oublié, puis retrouvé. »
Les costumes disent d’autres vies : kimono, habit de scène, chemise brodée, étoffes venues d’ailleurs. Les yeux, parfois argentés, ne se livrent pas à celui qui regarde : ils se tiennent au-delà, tournés vers un horizon invisible. Cette distance n’est pas indifférence, mais profondeur ; elle donne à ses figures une dignité silencieuse.
La matière est dense, vivante. Acrylique, pastel, crayon cire, collages se superposent. Les couleurs éclatent puis se voilent, les surfaces portent griffures, frottements, repentirs. Rien n’est lisse : chaque toile conserve la mémoire du geste, cette lente élaboration qui mêle hésitation et certitude. On devine la main qui avance, recule, hésite, puis tranche, et l’écho de chaque décision reste gravé dans la peau de la peinture.
Ses personnages viennent de partout et de nulle part : circassiens, marins, passants, exilés. Certains paraissent saisis dans une lumière qui ne reviendra plus, d’autres surgissent d’une pure invention. « Ce qui m’intéresse, ce sont les identités mouvantes, celles qui se dérobent. »
À rebours de la vitesse contemporaine, l’artiste installe la lenteur comme condition de vérité. Ses portraits ne s’offrent pas, ils se laissent approcher. Il faut accepter de n’entrer qu’à pas mesurés, de se perdre dans les interstices. Marguerite Yourcenar écrivait : « Ce que nous laissons de nous, ce sont des images ; parfois, elles survivent ; mais elles se déforment. » Les toiles d’Anuk Rocha semblent recueillir ces images altérées, en acceptant qu’elles portent en elles l’usure du temps et le flou de la mémoire.
Peindre est pour elle une correspondance muette. « Chaque portrait est une lettre ouverte », dit-elle. On ignore à qui elle s’adresse. Peut-être à un visage précis. Peut-être à nous. Et ce “nous” reste mouvant, changeant, comme la mer qui redessine chaque jour ses rivages.
Dans ses toiles, rien ne se ferme. Les visages demeurent passages, les regards départs. Ils ne cherchent pas à nous retenir, mais à nous accompagner dans cette part incertaine de nous-mêmes que nous croisons rarement. Ce sont les fragments d’une mémoire en voyage, les éclats d’une histoire sans frontière et, peut-être, les éclats mêmes de notre propre visage, que la peinture nous rend comme un souvenir que nous n’avions pas encore vécu.

 

Infos pratiques

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Nibelungen Gallery, Anvers
Du 22 novembre au 20 décembre 2025

 

 

 


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