Anne-Laure Wuillai - 53 nuances de bleu

Par Xavier Bourgine14 octobre 2025In Articles, 2025, Revue #35

 

 

Installée à Nice depuis sa sortie des Beaux-Arts de Paris en 2014, l’artiste poursuit une démarche de collecte et de conditionnement de matériaux marins. Du quotidien à l’absurde, par-delà le surtourisme et sa pollution, elle capte l’émerveillement continu de l’azur.

 

La collecte de matériaux relève moins d’une démarche scientifique que du geste d’après la baignade quand, en nettoyant pieds et rabanes, on transporte puis rejette des sédiments. Invitée en résidence sur l’île de Porquerolles, en collaboration avec le Parc National de Port-Cros et le Frac Sud en 2023, elle pèse ainsi jour après jour le sable qu’elle emporte sous ses semelles et en déduit, en multipliant par le nombre de visiteurs, qu’environ 18 kilos sont ainsi dispersés chaque année. Au cours de promenades, elle réalise aussi des prélèvements d’eau de mer, enfermés dans des tubes à essai, des boules à neige ou des sachets plastiques, puis ordonnés suivant la colorimétrie d’un cyanomètre originel, conçu en 2016-2017, d’après les 53 nuances de ciel isolée par de Saussure à la fin du XVIIIe.

Un premier paradoxe apparaît ici, sous les airs d’une fausse évidence : l’eau est incolore. Tout juste est-elle plus ou moins opacifiée par les algues, organismes, pollutions diverses en suspension. C’est sa profondeur qui lui permet de réfléchir la couleur du ciel, à moins que celle-ci ne soit colorisée, comme les films ou les cartes postales. En ajoutant du pigment hydrosoluble à ses prélèvements, Anne-Laure Wuillai se détache d’une logique simplement scientifique pour s’intéresser à ce qui constitue l’imaginaire, y compris marketing, de la mer. Promenade et Chromatique littorale (2019) sont ainsi deux faces d’une même récolte : Promenade présente dans une rangée de tubes à essai les eaux de 37 plages des environs de Nice, toutes plus ou moins transparentes, dont Chromatique littorale reconstitue les couleurs. Les Piscines, entamées en 2021, dont les nuances de bleu sont obtenues par évaporation de fines couches d’eau successives, sont aussi bien une réflexion sur leur multiplication et la pression sur les ressources hydriques que sur les couleurs que les fabricants leur donnent, en colorant plus ou moins leurs plastiques.

Si le bleu de la mer est aussi artificiel que la carte postale, rien n’empêche de pousser la mascarade, en recréant des conditions maritimes là où il n’y en pas. Ben signait l’horizon de la baie des anges, Anne-Laure Wuillai le liquifie, avec l’aide de Tom Barbagli, dans son Paysage artificiel : eau bleue en bas, vide du ciel en haut, rond jaune pour le soleil, que faut-il de plus ?
Topographie de l’horizon (2017), cube de 25 cm de côté, qui pose l’horizon marin à 1442 mètres d’altitude, ou Space Oddity, série de cinq contenants cubiques pour les cinq océans, évoquant les cubes et Vapor drawing de Larry Bell, la sophistication technique en moins, puisqu’il s’agit simplement de faire jouer l’évaporation et la condensation de l’eau de mer qui y est enfermée. La même simplicité et symbolique minimale se retrouve dans le Mètre Cube de 2018 réalisé avec des chutes de charpentes, et dans la série Hyper-conditionnement, entamée la même année et depuis poursuivie. Dans des gabions de chantier, déclinés en cube, en mur, en caddie, la mer est mise dans d’innombrables sachets plastiques thermosoudés.

Plastique dehors, mais aussi dedans. La pollution omniprésente est peut-être moins le sujet d’Anne-Laure Wuillai que celle d’une fragmentation des imaginaires marins. Le système océanique disparaît des consciences à mesure que les cartes postales et réseaux sociaux n’en donnent à voir qu’un point de vue convenu, toile de fond à d’idéales phases de déconnexion. Pied-de-nez aux géoingénieurs et apprentis transhumanistes qui ont certainement déjà songé à transporter la mer n’importe où, l’artiste le réalise de l’échelle du chantier à celle du bibelot. Ses Boules à neige Méditerranée (2019) renversent littéralement le souvenir en poubelle de poche, tout en élevant la réalité polluée à la banalité des boutiques à touristes.
Ses gabions sont les objets spécifiques d’un minimalisme qui revient aux éléments fondamentaux de notre époque, l’eau et le plastique. La mise en sac de la mer en impose une image aussi nécessairement déraisonnable que de transporter la banquise par cargo.

Se jouant des discours trop simplement environnementaux en nous ramenant à notre pratique consumériste de la mer et des loisirs, tout comme d’une pulsion scientifique ou classificatrice, Anne-Laure Wuillai a proposé cet été au Palais Lascaris à Nice un cabinet de curiosité dont les naturalia étaient celles, hybrides et altérées, de l’anthropocène, flacons de verre soufflé dans des boîtes anciennes, remplis de prélèvements plus ou moins pollués.

 

Infos pratiques

Exposition personnelle Îlots
Du 18 octobre au 29 novembre
Galerie eva vautier, Nice

 

 

 


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