Rencontre avec Minia Biabiany, lauréate 2019 du prix Sciences Po pour l’art contemporain.

Par David Oggioni10 juillet 2019In Articles, Région, 2019, Entretien

Minia Biabiany, tout juste lauréate du prix Sciences Po pour l’art contemporain 2019, a accepté de s’entretenir avec Artaïs avant son retour à Mexico, ville où elle réside et travaille, sur sa dernière installation au Crac Alsace où, suite à une résidence de production entre mai et juin 2019 elle vient de vernir l’exposition collective, Le jour des esprits est notre nuit. (Lire notre article dédié)

La travail de Minia Biabiany explore les tensions dans les rapports à l’espace et les stratégies de compréhension de soi, créées par le contexte politique colonial guadeloupéen d’où elle est originaire. Elle travaille à la déconstruction des récits en élaborant une poétique des formes et du langage dans des installations, des vidéos, dessins, sculptures et photographies. Elle a initié en 2016 le projet collectif artistique et pédagogique Semillero Caribe à Mexico et continue aujourd’hui sa recherche en pédagogie avec la plateforme Doukou. Elle a exposé à l’international, notamment à la Xe Biennale de Berlin, au TEOR/éTica au Costa Rica, au Centre d’art contemporain Witte de With de Rotterdam, au Cràter Invertido et Bikini Wax de Mexico, au Prix Sciences Po 2019 à Paris, à SIGNAL à Malmö.

Vous êtes habitée par la poétique de l’espace, réactive aux réalités politiques, sensible aux notions d’observation, d’apprentissage et d’expérience, tout en vouant une attention particulière à l’humain, qu’il soit spectateur ou apprenant, grâce notamment à votre plateforme expérimentale Doukou. Quelles réflexions vous ont amenées à votre proposition pour l’exposition au Crac Alsace ?

Invitée par la directrice Elfi Turpin et la commissaire Catalina Lozano à prolonger leurs réflexions autour de la mémoire et l’oubli des pratiques de guérisons ancestrales, ma contribution puise son origine dans la constatation de la perte de connaissance de la fonction de protection des plantes utilisées dans le jardin guadeloupéen. Elle s’est manifestée tout d’abord par la rapidité avec laquelle cet effacement s’est opéré en 30 ans à peine entre les relevés effectués dans l’étude de l’anthropologue Catherine BENOIT, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe (2000), et mes recherches sur le jardin créole en Guadeloupe.

En observant les pratiques de guérisons de gadèd-zafè – guérisseurs traditionnels, liées à la magie blanche ou noire -et comment ces pratiques de soins liées aux plantes se répartissent dans l’île, Catherine Benoit observe une codification de l’organisation spatiale des plantes dans le jardin créole de Guadeloupe. L’étude de l’anthropologue ne recoupe pas les études précédentes faites auprès des jardins des autres îles de la Caraïbe, différentes dans leurs approches et dans l’importance accordé au jardin de case qui est souvent mentionné mais jamais pris comme objet d’étude central. Benoît est surprise que l’on dise des guadeloupéens qu’ils ne seraient pas attachés à leur territoire. Elle précise dès l’introduction l’approche des intellectuels caribéens décrivant une société antillaise hybride, sans force culturelle suffisante, à la différence d’Haïti ou Cuba, et constate qu’en Guadeloupe le processus d’assimilation ne s’est jamais arrêté. Ce lien au territoire demeure questionné voir dénigré dans plusieurs ouvrages. L’impossibilité de continuer la transmission de ce type de savoir issu des éléments propres au lieu de vie, à la nature, au climat etc.… a provoqué une perte intergénérationnelle, grandement liée au contenu, à la valorisation exclusive et à la structure du système pédagogique français.

Comment votre proposition « Qui vivra verra, Qui mourra saura » se traduit-t-elle dans l’exposition collective « Le jour des esprits est notre nuit » ?

Afin de parler de l’oubli de ce savoir, j’ai choisi d’organiser l’installation autour de deux cultivars d’une même plante, le croton, dont les noms vernaculaires donnent son titre à l’installation : Qui vivra verra, Qui mourra saura (2019). Exogène, le croton fut sûrement introduit très tôt dans les jardins de case. Les localisations décrites par Benoît dans son ouvrage correspondaient également à celles en place dans mon jardin familial tel que je l’ai toujours connu, mais bien que ma famille attache une grande importance à cet espace, je n’avais jamais rien entendu à propos de cette organisation du jardin, ni les croyances ou la fonction symbolique.

C’est à la lecture de ce livre que j’ai pris pour la première fois connaissance de l’usage des plantes protectrices. En demandant autours de moi, seules les personnes très âgées connaissent encore ces fonctions de protection. Ces connaissances sont à l’état de traces. Bien que le livre de Benoît soit précieux parce qu’il parle de l’état de ces connaissances à un moment précis, je ne suis pas en accord avec plusieurs des interprétations de l’auteure : la société dont elle fait l’analyse est une société dont je fais partie en me plaçant comme objet d’analyse anthropologique. J’ai tenu à obtenir d’autres sources d’informations. Par exemple la localisation des plantes Qui vivra verra et Qui mourra saura m’a été apportée par une vidéo d’une chaîne locale interviewant une praticienne traditionnelle, Gervaise Zévaleur.  (https://www.youtube.com/watch?v=JM34yCT2DHc )

Benoît observe une organisation récurrente : le terrain est souvent délimité par des haies taillées, les plantes médicinales se situent près de la porte d’entrée, les nourricières souvent plus loin vers l’arrière et à l’avant des plantes ornementales et protectrices. Les maisons observées à l’époque possèdent encore leur cuisine à l’extérieur et autour du foyer on veille à garder un espace tampon dépouillé de tout objet qui pourrait l’atteindre énergétiquement. Le choix des plantes et leur emplacement indique différents besoins de protection, parfois une méfiance systématique, une tension dans le fait de montrer un savoir et de cacher son espace privé.

Qui vivra verra, aux feuilles lancéolées et linéaires, est placé à l’avant de la case afin que le lieu puisse connaître une longévité, veillant par sa vertu apotropaïque à ce que la demeure soit préservée.

Qui mourra saura cultivée à l’arrière, est garante de la transmission intergénérationnelle du savoir, avec ses feuilles lobées, sinueuses voire étranglées.

Ces crotons bicolores peuvent offrir des interprétations visuelles multiples : si tacheté vert sur fond jaune c’est un genre, l’inverse un autre ; un genre mâle et femme de la même plante, selon la couleur.

Durant son investigation et ses relevés des plantes présentes dans l’espace, Benoît note que  les guérisseurs omettent souvent de mentionner le nom des plantes protectrices et ce  parce que la sorcellerie et la manipulation de forces spirituelles demeure taboue en Guadeloupe ; bien qu’elle soit présente, les pratiques “magiques” ou spirituelles non chrétiennes restent individuelles, ne se révèlent pas au grand jour et ne sont pas valorisés collectivement comme peuvent l’être le Vodou en Haïti ou de la Santeria à Cuba qui sont revendiquées comme étant une partie intégrante de la culture. Il est intéressant de relever que l’on peut comprendre leurs apparitions respectives et leurs survies à partir du même type de syncrétisme que celui utilisé par le gadèd zafè franco-antillais.

Plus formellement, de quelle manière votre poétique de l’espace s’est-elle incarnée ?

J’ai structuré l’installation en 3 coquilles, c’est à dire en trois formations imbriquées qui divisent et organisent l’espace : la case créole choisie possède deux pièces, comme les cases des esclaves dans les plantations ou celles qu’on voyait encore durant le colonat.  Elle se matérialise par un report de son plan au sol avec des lignes de sel. Celui-ci s’utilise fréquemment dans de nombreuses cultures pour purifier énergétiquement un lieu. Au-dessus de ce dessin en sel, déposé en monticule légèrement pyramidal, sont suspendus des éléments en céramique dessinant les portes de la case. Ce matériau ainsi que celui de la terre me paraissent particulièrement appropriés à cette réécriture des espaces du jardin et de la case. Toutes les pièces en céramique ont été réalisées en Alsace grâce à la collaboration et l’accompagnement de l’IEAC à GUEBWILLER, centre européen de céramistes, une petite structure très professionnelle qui lutte pour pouvoir continuer à exister.

La haie de plantes figure sa présence verticale grâce à des découpes en non-tissé (assemblage de fibres textiles non tricotées, servant de voile d’hivernage pour les jardins) qui du sol au plafond incorporent à l’installation une notion de végétal mais également de volatilité, de spirituel, et de fantomatique à la fois.

Afin d’en faire les points focaux de l’installation, aussi bien grâce à leur emplacement que de par leur matérialité, les feuilles de croton ont été réalisées de manière réaliste, ensuite émaillées d’oxyde de cuivre vert/gris. Le troisième espace, celui du jardin, prend forme par des alignements au sol, en découpes très simplifiées de feuilles et branchages toujours en grès blanc, disposées telles des signes, des lettres, une écriture citant la fragilité du langage, l’éphémérité de l’oralité.

Le visiteur déambule entre les structures flottantes et vulnérables. Cette pièce parle de l’oubli plus que du foisonnement caractéristique de la nature tropicale chaotique.

L’atmosphère changeante de la pièce crée des contrastes et des tensions dans la lecture des formes grâce la lumière naturelle, donnée par les grandes fenêtres de l’ancien Lycée Jean-Jacques Henner d’Altkirch, au moyen de filtres rouge/orangés et bleus, couleurs fréquemment utilisées dans la chromie des cases des guérisseurs comme protection aux attaques des mauvais sorts.

Lorsque je mets en place une installation, je projette le déplacement du regard du spectateur, son cheminement. La fragilité et le caractère éphémère des éléments à travers lequel il déambule provoquent un ressenti, une attention, une nécessité de lenteur et de délicatesse. Le tout demeure très épuré et les formes apparaissent et disparaissent lorsque l’on marche à travers l’installation.

Il y a pour moi un tissage entre le déplacement du spectateur, la lumière, le rapport au lieu et l’écriture que je mets dans l’espace. Le tissage m’intéresse beaucoup en tant qu’action, tradition, écriture et narration. Je le pense comme un paradigme et l’aborde sous différents aspects. 

Comme dans la vidéo Toli-Toli (2018, Prix Horizn, Xe Biennale de Berlin) qui fut pensée comme un tissage entre écriture, voix et image ?

Exactement : j’interroge ce lien entre tissage et parole présent dans beaucoup de cultures, comme le démontrent littéralement d’anciens tissages qui servirent de support pour raconter des histoires : dans certaines traditions mexicaines, la mémoire la parole et le récit, passent par le tissage et génèrent un moment de transmission des récits lors duquel l’oralité se lie à la matière.

La métaphore du tissage intervient durant plusieurs étapes du travail ; pour l’installation, les éléments disposés dans l’espace interagissent avec les spectateurs, avec leurs corps, avec la manière dont son regard se construit et va circuler. Un temps de présence dans le lieu me permet de comprendre comment fonctionne l’espace : je prends une suite de décisions avant de commencer, je procède lentement m’octroyant le temps nécessaire à la compréhension de ce qui va se construire, se tisser, dans l’esprit du visiteur.

Mon intérêt pour le langage et l’écriture constitue progressivement un ensemble de recherches au sein de ma pratique. En ce moment par exemple je lis l’essai du musicien Jean-Luc Divialle 1 qui fait bouger les lignes auprès des linguistes et défenseurs aguerris du créole, dans lequel il tisse un lien entre le créole et l’égyptien ancien: son propos, qui à première vue pourrait sembler farfelu, change le paradigme de compréhension sur la façon dont s’est constitué cette langue et donc sa provenance: la recherche de Divialle offre une lecture sur les langues parlées par les « mis en esclavage » provenant de différentes parties d’Afrique, dont la langue source serait pour toutes l’égyptien ancien. Les créoles parlés aujourd’hui prendraient également leur structure et origine cette même langue source. C’est un séisme pour les linguistes qui rejettent pour l’instant cette théorie car elle remet complètement en question leur conception de la formation de la langue créole.

Dans un contexte plus contemporain, le créole n’est enfin plus contesté en tant que langue mais ayant été chargé négativement pendant des siècles, il reste encore fragile. Ainsi, chargé socialement, parlé par certains, nié par d’autres, il a beaucoup souffert et notamment perdu une partie de son vocabulaire; or il est important de continuer à reconnaître cette langue dans toute sa valeur, et qu’elle cesse d’être considérée par les non créolophones comme un français mal parlé qui se serait transformé. Les créoles de la Caraïbes possèdent une richesse commune, la langue créole de Jamaïque, le patwa, bien qu’elle possède un vocabulaire de langue anglaise, comporte la même organisation africaine des mots que le créole de langue française. On apprends le créole dans la cour d’école, par exemple j’ai été élevé en parlant français à mes parents et créole à mes grands-parents. En Guadeloupe l’idée reçue persiste encore que de parler créole risque de diminuer la capacité d’apprentissage du/en français. A l’école on enseigne uniquement en français. On peut y apprendre le créole comme langue vivante mais celui-ci n’est pas utilisé comme langue pour enseigner d’autres matières comme les mathématiques ou l’Histoire comme en Haïti. Le créole est une langue jeune, clairement vivante, née dans un contexte précis qui permet de lire une des identités d’un peuple et ses transformations sociales dans le contexte colonial.

Nous rejoignons ici votre projet pédagogique : comment les questions de l’observation, de l’apprentissage, de la mémoire, du langage sont-elles induites par l’attention ?

Comment aborder un concept ou une notion par le corps et par le ressenti ? Cette question fut le point de départ du Semillero Caribe initié au Mexique de manière collective avec les artistes Madeline Jiménez de République Dominicaine et Ulrik López de Porto Rico. Ce premier projet fondateur m’a permis de poser les bases de mon approche autodidacte sur la pédagogie et le corps. Je continue aujourd’hui à répondre à cette question avec le projet Doukou. Cette plateforme pédagogique et expérimentale se construit autour de la pédagogie du corps qui est pour moi un outil d’apprentissage. Ma démarche est un va-et-vient entre l’actif et le passif, apprendre à être dans le ressenti, travailler l’attention, être dans le recevoir, créer des intensités différentes dans un même laps de temps au sein d’un même groupe et dans un contexte pré déterminé.

Enchaînant les activités à priori sans lien logique, le but est d’expérimenter une compréhension et une approche de ces notions par le ressenti et non seulement par le texte. Pour le Semillero Caribe nous avons conçu une série de quatre publications en vue de traduire, réimprimer et examiner des textes choisis d’Édouard Glissant, Frantz Fanon, Antonio Benítez Rojo et Kamau Brathwaite en tant que matériel pédagogique autour de concepts regroupés par thèmes : la relation, le corps et l’oralité, le colonialisme intériorisé et le territoire.

Qu’entendez-vous plus précisément par “apprentissage” ?

Apprendre est un terme très chargé dont la réappropriation est indispensable. Nous apprenons en permanence, bien au-delà du carcan de la compréhension théorique validée par l’instruction scolaire : il s’agit de redonner confiance en notre capacité d’inventer ses propres manières d’apprendre par et pour nous-mêmes.

Jusqu’à maintenant, la durée des sessions de Doukou a été plutôt courte, en milieu scolaire en Guadeloupe ou encore l’année dernière à Cali en Colombie, grâce à une invitation de la curatrice Yolanda Chois dans le cadre de son programme Topicos entre Tropicos. Cette dernière session de travail qui a duré une semaine a eu pour socle textuel des écrits d’auteures caribéennes et de la région du Choco et des invitations d’artistes et écrivaines locales. J’aimerais pouvoir continuer à proposer des sessions d’expérimentation plus régulièrement, travaillant à plusieurs reprises avec un même groupe.

Lors de séances de travail en groupe que je cherche à guider le plus horizontalement possible, les participants créent un contexte d’observation dans le but qu’une d’entre elles émerge. Je m’intéresse à comment l’on peut créer des conditions afin qu’une personne arrive d’elle-même, par le ressenti de son corps, à une lecture différente de ce qui l’entoure, de son histoire, de ses valeurs.

Il existe dans votre pratique une puissante esthétique de l’ombre, que rôle joue-t-elle ?

Dans la narration présente dans vidéo Toli-Toli, l’ombre est un des personnages principaux, votre question est intéressante : je vous propose de la prendre avec moi et de vous y répondre bientôt…

1 Jean-Luc Divialle, Woucikam, Origine égyptienne de la langue dite créole, décryptage hiéroglyphique de nos us et coutumes – Essai, Tome 1, Mai 2018

2  Le Bigidi : une parole de l’être ! | Léna BLOU | TEDx Pointe-à-Pitre, 2015       https://www.youtube.com/watch?v=u8Oojo5pJqg

 

Propos recueillis dans le cadre du partenariat d’Artaïs avec le Prix Sciences po pour l’art contemporain, par David Oggioni le 18 juin 2019

 

Par David Oggioni


Infos :

Crac Alsace
Le jour des esprits est notre nuit
Du 13 juin au 15 septembre 2019, ,
exposition collective avec Lázara Rosell Albear & Sammy Baloji, Meris Angioletti, Minia Biabiany, Oier Etxeberria, Tamar Guimarães & Kasper Akhøj, Sheroanawe Hakihiiwe, Candice Lin, Sean Lynch, Beatriz Santiago Muñoz.
Sur un commissariat de Catalina Lozano & Elfi Turpin.

https://www.cracalsace.com