Portrait : Edouard Le Boulc’h

Frontière du sensible

Dans son texte Le moment de la danse, le philosophe Jacques Rancière revient sur ce qu’il nomme « le partage du sensible ». Ces gestes, formes, et pratiques qui nous permettent, à différents niveaux de perceptions, d’accepter collectivement ce qui relève de l’Art et ce qui n’y appartiendrait pas. Plus l’histoire avance et les bouleversements esthétiques se produisent, plus des éléments divers entrent dans ce paradigme. C’est ce mouvement qui se jouait déjà dans la rivalité entre les Anciens et les Modernes, et c’est aujourd’hui celui qui aurait tendance à se déployer entre les acceptions des pratiques dites grand public et alternatives. Celles alternatives ayant toujours tendance à devenir normes, laissant place à d’autres ; par exemple, la performance, l’installation, le « sample » ou « l’auto-tune » sont passés de l’expérimental à la norme de ce qui relève du paradigme de l’Art de notre époque.

Edouard Le Boulc’h, artiste plasticien installé aujourd’hui à Londres se joue de ce partage du sensible, de la définition de ce qui semblerait faire Art. Lors de notre rencontre autour d’une exposition intitulée Leaves récemment ouverte au Phakt, centre culturel rennais, il m’explique être intéressé par le déplacement opéré lorsque l’on utilise un couteau pour dévisser une vis cruciforme, et la métaphore va faire sens… 

Dans son exposition se déploie une esthétique du collapse, où plusieurs objets -contenants, emballages plastiques, pots en verre- se présentent sur un podium. Déchets, rebus, outils en tous genres, restes, sont les signifiants d’une époque en quête de spiritualité au milieu de la cacophonie libérale globalisée. Dans l’espace d’exposition, un peu partout, dans des sacs et à même le sol traînent des copeaux de bouchons de cidres broyés. Ailleurs des capsules d’azote, vides, comme des cartouches de balles d’un nouveau genre s’entassent contre un téléviseur. Du levain est en expansion permanente dans des bocaux qui débordent, et fait regard avec les emballages de nourriture de substitution laissée là par l’artiste.

Tous ces artefacts sont ceux d’une époque kafkaïenne où l’humain flirte avec sa propre objectivation pour exister. L’omniprésence de l’objet, du jetable, de l’emballage fait écho à l’évolution transhumaniste en cours dans nos sociétés. Et cette évolution porte une inquiétude, celle d’une déchéance, car au cœur du fantasme de l’homme technologique repose un constat d’échec : celui de l’insatisfaction de nos êtres.

Le travail d’Edouard Le Boulc’h renverse alors cette inquiétude. Il y applique une logique « Do It Yourself », et un retour à la praxis, à la simplicité de la manipulation de ces objets observés, récupérés et exposés. La présence même de toutes ces formes – symptômes d’un monde abîmé devient alors le moyen de la création. Celles-ci sont autant documents du réel que les protagonistes de nouvelles fictions installées dans un temps d’anticipation.

Au centre de ce podium de déchets installé au Phakt, trône un « Boli » reconstitué par l’artiste. Cet objet totémique issu de la culture Bambara d’Afrique de l’Ouest a pour fonction de capter les énergies universelles et de préserver les mémoires des temps passés, cela afin de conseiller les membres de la tribu. Formée d’un amalgame de matières organiques, cette sculpture est ici réinterprétée avec un mélange de plâtre, de cheveux, tout en étant connectée avec des prises jacks audios. Autant référence à une histoire rituelle, qu’à notre difficile quête de sens, la figure fait le pari des retrouvailles de nos icônes tant désacralisées par la modernité.

Alors là, où semblait régner un chaos formel, est plutôt en monstration un ensemble de perspectives sur un monde, certes en chute. Tous ces restes sont de nouveaux outils potentiels pour des tâches que nous n’avons pas encore établies. Et là où nous nous confrontions à l’obstacle du cruciforme, l’artiste renverse notre certitude sur l’utilisation d’un tournevis…

L’exposition Leaves nous laisse dans cette incertitude permanente, celle du partage du sensible. Edouard Le Boulc’h trouble le paradigme de ce qui fait Art, en agençant les accessoires prosaïques et rebuts de notre quotidien dans un espace pourtant esthétisé où chaque forme semble être à sa place, baignée dans une même tonalité de couleurs. Au-delà d’un simple discours si répandu sur le collapse, le geste de l’artiste persiste dans la remise en jeu des perceptions. A la frontière du sensible et de l’entente des pratiques artistiques, se poursuit un effort de construction de la pensée, celui que Marielle Macé a intitulé récemment « faire des cabanes » : « imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé […] où cohabitent toutes sortes de vivants et toutes sortes d’histoires, souvent entremêlées. »

 

*1 :Les temps modernes, Arts, Temps, Politique Jacques Rancière, La Fabrique Editions 2018

*2 :Nos cabanes, Marielle Macé, Editions Verdier, 2019

 

Par Guillaume Clerc


Infos :

Exposition Leaves d’Edouard Le Boulc’h

Phakt- Centre culturel du Colombier

5 Place des Colombes, Rennes

jusqu’au 25 mai 209.