Les Tanneries d’Amilly ou l’esprit du lieu

Par Maya Sachweh16 mai 2021In Revue #26, Articles, 2021

 

Les Tanneries d’Amilly, près de Montargis, font partie de ces jeunes centres d’art encore un peu à l’écart des circuits habituels de l’art contemporain. Mais leurs expositions dans cinq espaces (le Parc de Sculptures est pensé comme un espace d’exposition) de plus ou moins grandes dimensions aux bords du Loing valent le voyage. Depuis les débuts, les Tanneries sont dirigées par Éric Degoutte, véritable concepteur et « inventeur » de l’esprit du lieu. Il nous en a parlé dans un entretien réalisé à distance, COVID oblige.

 

Les Tanneries – Centre d’art contemporain d’Amilly ont ouvert leurs portes en septembre 2016. Comment est né le projet de centre d’art et comment s’est-il concrétisé ? 

Une manière d’aborder cette question serait de le faire sous l’angle des premiers gestes et des pensées qui leur sont affiliées.

L’origine des Tanneries est autant liée à l’émergence d’une pensée sanitaire de l’urbanisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle – obligeant au dépaysement, à la recherche d’un endroit dissimulé pour accueillir discrètement la métamorphose des peaux grasses – qu’à celle, fonctionnaliste, d’une architecture industrielle révolutionnant une pratique locale encore artisanale.

Mais l’origine des Tanneries est tout autant liée au temps des friches, des ruines d’une modernité renversée, dans ce moment singulier où les murs éventrés, les limites exaltées des plateaux, des plafonds, des toitures envolées, libèrent le lieu et le donnent à voir dans un émerveillement du regard.

L’architecte Bruno Gaudin et ses équipes en retiendront l’essence, menant à bien une réhabilitation qui réinvente, elle aussi, le réel et qui maintient cette matérialité première tout en donnant à voir les espaces dans leurs aptitudes à accueillir les gestes des artistes.

À ces gestes s’ajoutèrent, grâce à la détermination constante de la ville d’Amilly, tous ceux qui ont permis de donner corps et structure à l’émergence d’un lieu culturel et artistique de cette envergure. En parallèle pouvaient aussi se découvrir ceux des artistes venus trouver dans la proximité de ce territoire singulier les conditions d’y prolonger les leurs (Erik Dietman, Janos Ber, Vincent Barré, entre autres).

Depuis l’ouverture du centre, le projet artistique – fondé sur l’approche du geste artistique et de ses conditions d’émergence – parachève et prolonge ces développements, dans la somme et la valeur ajoutée des gestes qui s’y déploient et qui contribuent aujourd’hui au réel de cette belle réussite.

Les Tanneries ont un fonctionnement particulier qui les distingue d’autres centres d’art. Elles sont à la fois lieu de vie, de production, d’exposition et d’échanges. Qu’est-ce qui a motivé ce choix de « multi-fonctionnalité » ?

L’exigence qui nous motive – de l’ensemble de l’équipe aux artistes invités – est de faire sens et de considérer pour cela que tout est lié. Le contenant (le site, le lieu, sa démesure, sa dimension patrimoniale, ses matières, ses lumières, ses sonorités), le contenu (la présence des artistes, ce qui se manifeste dans les résidences et les créations sur site, dans les temps d’accrochage, de rencontres publiques et d’échanges à travers un dialogue des idées et une poésie des esprits), l’artistique et le technique, le travail des langages (de l’esthétique à l’information, de la création à la médiation et à la communication, de l’intention à l’édition), tout tend à construire un lieu d’existences et d’expressions de gestes qui le parcourent. La singularité de notre fonctionnement est l’émanation de ces attentions, de ce souci de la dimension artistique. C’est dans cette recherche d’harmonie – qui ne signifie pas toujours concorde – que se travaille le « grain des choses ».

Depuis les débuts, vous avez construit une programmation innovante et exigeante, organisée en saisons thématiques et mêlant expositions d’artistes confirmés et présentations d’une scène plutôt émergente. Quel est le leitmotiv de cette programmation ?

Encore une fois le « grain des choses », dans la diversité que sous-tend mon cadre d’expérience travaillé de différences, est propice au temps des approches esthétiques. Dès lors, la question de la définition et du développement d’un projet artistique ne se limite pas à un positionnement sectoriel, à une spécificité de formes artistiques ou encore à la traduction d’un parti pris préalable. Il s’envisage avant tout dans l’idée de faire continuité en travaillant la discontinuité, que ce soit dans les invitations renouvelées, au sein de chaque exposition, au fil des résurgences des œuvres (prêts de collections ou sorties de réserves) comme de l’émergence des nouvelles productions, au gré des saisons.

La saison en cours et les expositions et événementiels qui la composent ont fait et continuent malheureusement de faire les frais des restrictions sanitaires. Espérons que les expositions prolongées de Lucy et Jorge Orta et de Minia Biabiany pourront être vues du grand public, ainsi que les programmations à venir avec, notamment, une carte blanche accordée à Bernhard Rüdiger en tant qu’artiste et commissaire. Comment se présentera-t-elle ? 

Cette carte blanche relève d’un principe constitutif du projet artistique qui accueille et soutient le développement du geste comme de sa pensée, invitant pour cela artistes et commissaires. Le projet que Bernhard Rüdiger a conçu s’intitule Chambre double, avec beaucoup de justesse. D’abord parce qu’il lui permet de penser une exposition rétrospective d’envergure de son travail qui parcourt la question du double à travers celles des registres (maquettes, sculptures, architectures), de la dualité et de la duplicité des formes. Ensuite, parce qu’il reflète sa « double casquette » d’artiste mais aussi de commissaire, cette dernière s’activant par le biais de l’invitation faite à quatre jeunes artistes (Francesco Fonassi, Leander Schönweger, Florence Schmitt, Michala Julinyova) de le rejoindre aux Tanneries pour y déployer leurs gestes. Et nous donner à voir – oui nous l’espérons comme vous ! –encore une forme de continuité dans la discontinuité des formes.


Infos pratiques

Interrelations, Lucy + Jorge Orta
L’orage aux yeux racines, Minia Biabiany
Dis] Play Off [Line, exposition collective
Commissariat : Éric Degoutte
jusqu’au 30 mai 2021
Chambre double, carte blanche à Bernhard Rüdiger
du 26 juin au 29 août

Les Tanneries – CAC 234 rue des Ponts, Amilly (45)