Les futurs de la matière

Par Guillaume Clerc28 septembre 2020In Articles, Expositions, 2020

 

« A quelques mètres de là la distance au sol était égale

Rectangle sans les bords

Déplaçant aussi le paysage »[1]

         

 

       Il y a quelques mois, alors que le monde et son industrie ralentissait, mis à genoux par un élément invisible, une interrogation apparaissait quant à la mise en repos des matières premières. Alors que les machines étaient à l’arrêt, que l’on avait cessé de creuser, de fondre et de couler,  que devenait alors la matière ? Ce que l’on avait pour habitude d’extraire, transformer et transporter était mis en vacances. C’était un retour à l’immobilité, partielle certes car les intérêts de l’économie sont toujours un peu plus forts que ceux de la santé publique.

 

 

Ce repos imposé faisait résonner chez moi un double écho. Tout d’abord à Vibrant Matter : A Political Ecology of Things (2010), ouvrage de Jane Bennett qui s’attache à défendre un matérialisme vitaliste rebattant toute idée d’une hiérarchie entre les choses du monde. La distance entre les formes du vivant, l’humain et le non-humain, le vivant et le non-vivant y est bouleversée. Et par conséquent la perception de notre environnement ébranlée, vibrant d’une intensité nouvelle, celle de nos regards attentifs à ce que nous ne prenions jamais le temps de considérer.

 

Dans la lignée de l’exercice de pensée vibratoire de Jane Bennett se trouvait ensuite le travail de l’artiste française Sophie Keraudren-Hartenberger.

 

Cette pratique, rencontrée directement dans l’atelier de l’artiste, incarne en effet une incertitude contemporaine, celle que Jane Bennett déconstruit : la hiérarchie des formes du vivant et du non-vivant. Le travail de Sophie Keraudren-Hartenberger porte une attention particulière au minéral. Il convoque différentes étapes et une chronologie des éléments chimiques selon une poétique renouvelée. L’observation des pièces dans son atelier ne permet que rarement de discerner s’il nous est montré l’hypothèse d’une chose, son expérimentation ou un geste fini. Les œuvres semblent toujours être des états transitoires d’un élément naturel convoqué.

 

Afin d’écarter tout de suite un présupposé sémantique des discours sur l’art contemporain, le travail de Sophie Keraudren-Hartenberger ne se situe pas « à la croisée de l’art et de la science ». L’artiste déploie des gestes empruntés parfois à la méthode scientifique, convoque des références et des outils issus de cette histoire, mais elle ne construit pas une connaissance à partir d’une expérience. Evacuons de suite (et peut-être pour toujours) l’idée que l’artiste devrait livrer des résultats. L’artiste présente des formes et ce au sens d’un ensemble de contours.

 

L’intérêt porté pour le plomb et d’autres minéraux amène l’artiste originaire de l’Est de la France vers une pratique de la réinterprétation de leurs formes supposées. Si elle tend vers la recherche de son origine dans la série Galena, en présentant des modules de plomb dans leur forme la plus primitive, elle convoque aussi le lieu de leur transformation par la production et l’assemblage de modèles d’usines de la région nantaise, recouverts de chrome, or ou argent dans la série Diorama. Le geste pousse ensuite jusqu’à l’interprétation libre d’observations dans des dessins réalisés au charbon ou au graphite pour See Venus et Dust.

 

L’artiste explore différents états de la matière dans une œuvre qui en devient tout aussi protéiforme. Installation, dessin, sculpture, vidéo et photographie sont autant de médiums que de moyens de figer un état transitoire des éléments. C’est une pratique de l’interstice, qui se glisse dans un moment, l’arrête et le met en lumière. La temporalité devient alors centrale. Le geste de l’artiste est envisagé comme un outil de mesure face à un temps très long, celui du minéral. C’est une rencontre paradoxale entre la finitude de celle qui fait le geste et l’infini des transformations possibles de ces matrices chimiques qu’elle explore.

 

Sophie Keraudren-Hartenberger redessine les contours de ces éléments chimiques et dans la perspective des théories de Jane Bennett, tend à mettre ce réel minéral en vibration. Cette traversée des différents états de la matière proposés par l’artiste nous entraîne vers un autre temps, celui qui échappe encore à la science : le futur. Si la méthode scientifique nous permet d’éclaircir l’histoire des éléments, d’en connaître leurs variations présentes, qu’en est-il alors de leur futur ? C’est peut-être là le lieu de la poésie et de l’artiste.

 

[1] Anne Portugal, De quoi faire un mur, P.O.L, 1987

 


Infos pratiques:

  • Sophie Keraudren expose son travail dans le cadre du festival Electro Pixel à Nantes du 26 au 31 septembre 2020 et au Museum d’Histoire Naturelle de Nantes en 2021.
  • Elle est actuellement en résidence au sein du programme Le Pavillon au CAPC de Bordeaux.
  • http://sophiekeraudren.com/