RIBOCA : Riga First International Biennale Of Contemporary Art

jusqu’au 28 octobre

A Riga, l’une des plus grandes des capitales baltes,  la première biennale d’art contemporain se déploie cet été sur huit lieux invitant à parcourir la vieille ville, le superbe quartier Art Nouveau ainsi que certains bâtiments et usines désaffectées en périphérie, le port et la station balnéaire Jurmala, prisée à l’époque de l’aristocratie tsariste, avec son cordon de plages de sable blanc et ses maisons en bois aux couleurs pastels.

En cette année du centenaire de l’indépendance pour les pays baltes, la biennale intitulée RIBOCA , entièrement financée par un entrepreneur russe, a été orchestrée de main de maître par la commissaire Katerina Gregos, ancienne directrice artistique d’Art Bruxelles, et toute son équipe. Une centaine d’artistes de 30 pays ont été invités, pour un tiers en provenance des pays baltes et un tiers des pays en bordure de la mer baltique. La Lettonie, soumise des siècles durant aux conflits avec la Suède, la Pologne, l’Allemagne et la Russie a constamment subi des restructurations aussi bien politiques qu’économiques et démographiques. Rien de tel que ce choix stratégique pour montrer une scène artistique encore méconnue des autres pays de l’Europe. En partant de cette scène locale, Katerina Gregos  a étendu les préoccupations des artistes à l’échelle de toute une région puis des autres pays de l’Europe, donnant ainsi l’opportunité aux acteurs et institutions des différents pays d’échanger et coopérer. La biennale est donc régionale dans son focus géopolitique mais globale dans sa réflexion et l’opportunité donnée aux artistes d’exprimer leur ressenti et la façon dont ils imaginent le futur.

Le titre « Everything was forever until it was no more » est emprunté à celui du théoricien russe Alexei Yurchak qui explore la nature du changement. Chaque lieu est choisi en fonction de ses spécificités architecturales, historiques et fonctionnelles afin d’y présenter les œuvres des artistes sur une thématique précise explorant ainsi  les multiples facettes du changement selon une échelle de temps très distendue. La sélection naturelle aurait-elle cédé le pas à l’intelligence artificielle et les sciences contrôleraient elles la planète en cette ère de l’anthropocène ?

Le lieu principal de la biennale est une ancienne université de biologie datant du 19ème siècle, avec ses laboratoires figés dans le temps, ses bibliothèques vides et les collections de zoologie et de botanique d’une autre époque.  Ici, le premier chapitre explore l’impact des développements scientifiques et technologiques sur l’homme et son environnement naturel au travers des œuvres d’une quarantaine d’artistes. Mark Dion met en exergue la mélancolie qui se dégage du bâtiment en présentant au fond d’un couloir obscur, des sculptures phosphorescentes reflétant les différentes disciplines enseignées, toutes à la même échelle qu’il s’agisse du squelette d’un mammouth ou d’un microscope. L’artiste franco-suisse Julian Charrière a placé dans un caisson, une plante de l’ère du Crétacé, sous forme cryogénisée, ayant traversé des millions d’années  et promise à un avenir incertain. Maarten Vanden Eynde montre un squelette humain dont les os ont été agencés de façon absurde afin d’évoquer l’arrogance de l’homme dans sa perpétuelle certitude de dominer la planète.  Nabil Boutros étudie la capacité d’adaptation d’un individu lorsqu’il intègre le groupe, avec une série de portraits classiques d’ovidés extraits du troupeau et pris chacun dans leur individualité. Macia Oswaldo propose une installation immersive, olfactive et acoustique,  de pollinisation croisée incitant à une réflexion sur la disparition des insectes et les conséquences sur l’évolution de notre flore.  Nikos Navridis investit une bibliothèque où tous les livres sont retournés, présentant les pages plus ou moins jaunies par le temps, dénonçant consommation et obsolescence de l’information et de la connaissance. Sissel Tolaas a choisi l’antre du laboratoire de chimie pour laisser échapper des éprouvettes, neuf fumerolles aux odeurs diverses provenant des rivages de la mer baltique.

Dans le vieux centre, la résidence Kristaps Morbergs, superbe demeure aux plafonds richement ornés de stuc et aux vitraux colorés, ayant appartenu à un notable letton au début du 19ème siècle,  est l’écrin parfait pour traiter du deuxième chapitre, les changements historiques et politiques. Parmi  les 20 artistes sélectionnés, Asian Gaisunov invite des anciens déportés tchéchènes en 1944, survivants d’aujourd’hui,  à se rassembler dans une maison communautaire de la capitale Grozny.  La vidéo « People of no consequence » montre ces hommes entrer, dans un silence absolu, afin de prendre place. Car aucun langage ne peut décrire l’indescriptible. Le public devient alors le témoin de l’acte. Le collectif Sputnik Photos montre les complexités du passage du communisme au capitalisme. Dans l’installation «  Lost territories archives », réalisée in situ, le collectif a caché partiellement les photographies d’archives, prises entre 2008 et 2016 dans l’ancienne république soviétique, sous les couches de papier peint déchiré sur les murs de l’appartement.  Paulis Liepa imprime sur un mur les objets du quotidien comme une trace évanescente dans notre mémoire. Avec l’idée de ranger dans un lieu de stockage une histoire terminée,  Indré  Serpytyte présente sur des étagères en métal, un ensemble de maquettes  en bois reproduisant les bâtiments ayant été utilisés par les services secrets soviétiques et le KGB en Lituanie. Dans sa vidéo, Ieva Epnere réduit le vocabulaire de la danse folklorique, élément important de l’identité culturelle en Lettonie, à ses éléments essentiels c’est à dire des séquences de nombres distanciées de tout accompagnement musical, afin de comprendre quels éléments restent primordiaux aujourd’hui. Dans leur film, Minna Rainio et Mark Roberts superposent passé et présent en comparant le déplacement des réfugiés finnois vers la Suède à la fin de la deuxième guerre mondiale à celui des réfugiés irakiens empruntant aujourd’hui  le chemin inverse vers la Finlande. Il y a peu de temps encore, finnois et européens étaient eux-mêmes des immigrés, essayons d’éviter toute amnésie historique.

Plus éloigné du centre, un vieux bateau amarré dans le port d’Andrejsala présente le troisième chapitre de la biennale. En référence à son importante tradition portuaire sous l’empire russe et aux restructurations économiques qui ont suivi la fin de l’occupation soviétique, les propositions ici réunies traitent des transformations dues à l’abandon des industries lourdes au profit d’une économie de services, et de leur impact sur la démographie, l’emploi, les structures sociétales et le paysage post-industriel.  Dans « Case No 11. TALSINKI », installation vidéo et photographique, Karel Koplimets oppose ouvriers estoniens traversant la Baltique pour aller travailler quotidiennement en Finlande aux Finnois la traversant pour aller en Estonie s’approvisionner en alcool bon marché, tous si épuisés ou alcoolisés qu’on ignore qui est qui… La video « Phantom Sun » d’Alexis Destoop interroge la notion de progrès économique, notamment au regard de la destruction de l’environnement qui l’accompagne régulièrement. Maarten Vanden Eynde, qui présente plusieurs œuvres au sein de cette biennale, expose « Pinpointing Progress », une installation amusante faisant écho à l’iconique sculpture des Musiciens de Brême (dans le centre historique), en référence au conte des frères Grimm : ici, une série d’objets symboles d’un progrès technologique, superposés les uns sur les autres, en fonction de leur date de production initiale et dont la taille diminue au fur et à mesure que l’on approche du 21ème siècle, avènement des nanotechnologies. A proximité, un autre site abrite notamment l’œuvre de Jani Ruscica « Flatlands », très belle installation matérialisant trois instruments de musique tirés de partitions hautement politiques.

Plus loin, isolé dans un terrain vague, un wagon peint d’un gris mat et militaire attend ses visiteurs, se signalant d’abord par un bruit aléatoire de chocs sourds à l’origine indéfinie. Il s’agit de « The Sacrifice » de Jevgeni Zolotko.  Ce wagon,  conçu pour le transport du bétail, dont la structure rappelle,  selon l’artiste, l’architecture des immeubles russes bon marché où s’entassaient les plus pauvres,  évoque le manque d’espace générant confinement et absence de liberté. Si la référence aux camps d’extermination, dans un pays où 90% de la population juive a disparu pendant la Shoah, n’est pas affirmée par l’artiste, il reste toutefois impossible de ne pas faire ce sinistre rapprochement.

Pour  le quatrième chapitre un lieu de la périphérie mérite un détour,  la « Bolshevichta factory », une ancienne manufacture de chaussures en cuir, abandonnée depuis les années 90. Avec Maarten Vanden Eynde, un disque satellite empli de cartes de circuit imprimé de téléphones, résidus de la révolution technologique,  tente désespérément de recevoir des signaux de satellites en orbite, dans une référence à l’obsolescence et à l’état de surveillance que nous subissons. C’est aussi l’occasion de découvrir l’atelier d’Andris Eglitis dans un hangar et de participer aux rencontres et conférences au BrickBar construit dans un « jardin paysagé » au milieu de gravats, béton et plantes sauvages.

Le cinquième chapitre de la biennale se situe dans une ancienne usine de confiseries, Sporta2 square, et rassemble autour du thème de la vitesse et de l’accélération, et de leur incidence sur un plan tant scientifique, technologique que social. Ici particulièrement, est évoquée la mondialisation mais aussi, les relations entre les citoyens et les états, les échanges virtuels et leur impact sur la transformation de notre monde, parfois à notre insu. Tout d’abord, les remarquables photographies de Trevor Paglen, clichés des câbles Internet enfouis dans les fonds sous-marins, démonstration physique de notre monde le plus virtuel. Suivent plusieurs œuvres de Femke Herregraven, matérialisant d’autres formes de mondes virtuels, à savoir les flux boursiers, désormais réalisés à plus de 80% par des algorithmes fonctionnant à la vitesse de la lumière : « A timeframe of one second is a lifetime of trading – I and II » est constituée de deux  light-box représentant des formes archétypales d’algorithmes recueillies auprès de traders ; quatre sculptures en aluminium posées à même le sol bleu marine, frises donnant une présence physique à ces transactions ultra-rapides, et questionnant la manière dont les algorithmes sont reliés à notre échelle humaine composent « Rogue Waves ». Dans un autre registre, Hannah Anbert pose, avec « Sacred Work Fashion Collection », la question de la possible comparaison du travail avec la pratique religieuse dans la société contemporaine. Travailler aujourd’hui est une sorte d’obligation morale, individuelle et collective, notre activité professionnelle nous définit essentiellement, et en ceci remplit le vide, selon l’artiste, laissé par le recul des religions. Le vêtement, notamment de /et au travail, est un marqueur sociologique fort, signifiant notre statut social et professionnel. Les costumes présentés ici mêlent sur un mode absurde, références religieuses et professionnelles, mais aussi valeurs sociales associées aux statuts professionnels : juxtaposition de gants de ménage et de châle en soie, tablier de bonne et longue traîne en fourrure…

Dans le très beau lieu et futur centre d’art Zuzeum, situé dans un quartier populaire à l’est du centre historique, les propositions réunies pour le sixième chapitre explorent l’impact sur l’individu. Course perpétuelle après le temps, surinformation, valorisation extrême de la performance, comment les êtres humains que nous sommes intègrent-ils et vivent-ils cela ?  Deux vidéos d’Ariane Loze, lauréate du prix du département des Hauts-de-Seine au Salon de Montrouge en 2018, sont présentées ici. « Impotence » examine les défis et anxiétés de la jeune génération : pression du travail, nécessité de visibilité accrue sur le Net, désillusions politiques, recherche désespérée de sens et de raisons à l’optimisme… La très belle vidéo « Inner Landscape », dans laquelle l’artiste se met en scène dans un paysage à la fois épuré et intemporel, évoque nos pensées intérieures et le désir de plus en plus prégnant de renouer avec la nature. Le duo formé par Nicolas Kozakis et Raoul Vaneigem, présente une magnifique vidéo, en noir et blanc et sans bande-son, « Letter to My Children and to the Children of the World to Come », dont le propos est de donner matière à penser un nouveau monde, qui nous ramènerait vers des valeurs plus humaines – solidarité, créativité, générosité, alliance avec la nature, joie de vivre – et dont le frémissement, pour une partie de la jeune génération, se fait sentir. Alors même que les images oniriques ou non, d’une grande esthétique, envisagent un monde globalement apaisé, le texte qui se superpose évoque les actuels grands défis de nos sociétés. « Wellness-Postindustrial Complex », installation de Maryam Jafri, artiste d’origine pakistanaise que nous avions eu l’occasion de rencontrer à Bétonsalon en 2015, réunit plusieurs de ses œuvres autour du lien, souvent fissuré, entre mental, corps et conscience. Les pratiques orientales (yoga, acupuncture, méditation…) font l’objet d’un marketing massif les présentant comme une forme de Graal dans la quête éperdue d’optimisation mentale  à travers le corps. Les œuvres combinent matériaux de production de masse (parties de corps siliconées) et objets à connotation très personnelle. Ici, la recherche du bien-être est présentée comme une sorte de réponse rebelle des citoyens à leurs gouvernements qui portent aujourd’hui atteinte aux droits fondamentaux d’accès aux soins, de sécurité économique et d’intégration dans la société : recherche du bien-être, développement du à « faire soi-même », mais aussi narcissisme de masse, avec un corps qui devient de plus en plus un enjeu de représentation sociale. Il faudrait encore citer de nombreuses œuvres intéressantes, tant cette biennale et ce lieu en particulier sont riches de propositions, comme la vidéo de Diana Tamane « You can’t have me for real », ou les impertinentes « Anomalies of the Early 21st Century » de Sven Johne.

Enfin, partez à 15km de Riga pour Art Station Dubuti à Jurmala, afin de découvrir le dernier chapitre de la biennale «  The Sensorium », présenté dans une station de train à l’architecture moderniste datant de 1977 et qui a pour particularité d’être à la fois un espace d’art et une station fonctionnelle.

Dans ce lieu atypique situé entre pinède et plage de sable blanc, le visiteur est invité à décélérer et à se reconnecter avec l’environnement à l’aide de l’odorat (Sissel Tolaas), du goût (« Floristaurant » de Marisa Benjamin), de l’ouïe (Viron Erol Vert) et du toucher.

Au plaisir de ces découvertes, s’ajoute une organisation à faire pâlir de nombreuses biennales et triennales qui fleurissent sur tous les continents, avec une équipe de médiateurs efficaces dont les  vestes arborent couleurs et slogans spécifiques à chaque lieu et thématique (Sandra Kosorotova), des catalogues prêtés dans chaque espace ou encore en version téléchargeable et une programmation continue de conférences, performances rencontres et concerts à retrouver sur le site internet.

Nadine Poureyron et Sylvie Fontaine