The Milk of Dreams, Voix et tempos constellés à la 59ème Biennale de Venise
Vista d’un parc brésilien. En superposition à l’image, une craie blanche invisible esquisse les branches et racines, firmaments connecteurs, d’un arbre de vie. Un réseau de mots se tisse et l’arbre devient autant une carte qu’un schéma mental, délinéant les fondations d’une maison. Le tronc puise sa source dans une multitude de concepts – partager, s’échapper, lutter, respirer, rêver — pour étendre vers cimes et ciel ses branches converties en jardin, cuisine, ou chambre à coucher. Ce sont ces premières secondes du film de Jonathas De Andrade, Olho da Rua (Out Loud, 2022), étape incontournable de l’exposition off Penumbra, qui me viennent désormais à l’esprit pour faire sens et encapsuler la riche 59ème édition de la Biennale de Venise.
The Milk of Dreams [Le Lait des Rêves] provoque une véritable collision de thèmes, une abondante constellation de références nous guidant paradoxalement avec confusion et fluidité, mais s’articulant néanmoins autour d’un tronc commun. Cécilia Alemani, commissaire de cette édition, rallie les voix longtemps omises et non-entendues, humaines et non-humaines, terrestres et célestes, démultipliant ou superposant les temporalités (à travers notamment l’insertion de « capsules » faisant dialoguer art contemporain et courants artistiques du siècle précédent). L’histoire et les savoirs partagés ne sont ni linéaires, ni cloisonnés. Médecine médiévale et shamanisme amazonien s’avoisinent ; cyborgs et sorcières se succèdent ; problématiques écologiques, queer et décoloniales s’enchevêtrent. Le défi de diversité, de décentralisation géographique et de correction des inégalités de représentation (le ratio hommes-femmes a déjà été largement remarqué) est remporté. La tendance s’étend aux pavillons et expositions satellites se nichant dans la ville flottante.
Pourtant à cette Biennale prônant l’écologie et la justice, les éternelles questions d’empreinte environnementale et de privilège se posent. Si cette édition, de par son titre aux sonorités cosmiques, nous invite à rêver, elle est pourtant bien ancrée – voire scarifiée d’une amère réalité géopolitique.
Inconcevable d’omettre la guerre en Ukraine, ses conséquences et les urgences qu’elle intime. Le Pavillon ukrainien, exposant Fountain of Exhaustion. Acqua Аlta (2022) de Pavlo Makov à l’Arsenale, et l’installation Piazza Ucraina, créée par Dana Kosmina au cœur des Giardini, posent le ton cérémonial de circonstance avec sobriété. Pyramides d’entonnoirs symbolisant l’épuisement ou amoncellement de sacs de sable pour la protection, ces monuments sont à la fois témoins et archives vivantes du conflit omniprésent. Mais c’est aussi hors des sentiers battus de la Biennale que l’Ukraine affirme sa résistance culturelle. Des portraits imposants de soldats volontaires, figés en salut militaire, nous dévisagent depuis le hall de la Scuola Grande della Misericordia. Il s’agit de la série « Max in the army » (2022) peinte par Lesia Khomenko d’après photographies interdites, et incluse dans This is Ukraine : Defending Freedom. Dans cette exposition collective organisée par le Pinchuk Art Center et la Victor Pinchuk Foundation, des noms tels que JR ou Marina Abramović côtoient des artistes ayant continué à travailler en Ukraine depuis le début du conflit. Nikita Kadan, notamment, insiste sur la durée de cette guerre en juxtaposant des objets récemment récupérés à Kiev à d’autres datant de la première offensive de la Russie sur le Donbass en 2015. Difficulties of Profanation II réitère la première version de cette installation et incite cette fois-ci à pénétrer cette architecture d’acier, à rentrer dans le vif de ce conflit plutôt que rester à l’extérieur, en simple spectateur. Enfin, sur l’axe principal de circulation vers les Giardini, une petite galerie donnant sur le lagon attire l’attention. Semblant fossilisées, des miches de pains reposent sur une table. Zhanna Kadyrova présente Palianytsia, une série de pierres polies qu’une rivière ukrainienne lui confie, incarnant pourtant aussi un mot à double sens, signe de reconnaissance. Ce projet destiné à la levée de fonds, et présenté à Venise par la Galleria Continua, impose avec une élégante simplicité les angoisses d’approvisionnement et l’art comme acte de survie.
Dès l’entrée du pavillon central des Giardini, une créature fantasmagorique arborant couleurs vives et semblant extraite de quelque conte imaginaire magique nous barre le passage. Scarecrow (1967), la peinture de Maria Prymachenko – icône de la sauvegarde artistique comme résistance – représente un épouvantail : rappel d’une menace envahisseuse. Cet effaroucheur solidaire nous intime de ne pas perdre de vue les urgences actuelles au cours de la visite.
La déambulation dans l’exposition internationale peut alors commencer.
L’œuvre de Cecilia Vicuña retient et émeut. Les mobiles reconnaissables de l’artiste chilienne balancent paisiblement depuis le plafond. L’installation suspendue occupant le centre de la pièce reprend ces assemblages fragiles, nommés « precarios » et constitués ici de détritus marins refoulés sur les plages vénitiennes. Sa fidèle mise à l’honneur des cosmologies indigènes et techniques incas, se reflète dans ses peintures des années 1970, où léopard et sexe féminin s’associent. Œuvres à l’imagerie rêveuse, à la portée décoloniale et féministe, un lien s’établit immédiatement avec le travail de Sandra Vásquez de la Horra que l’on retrouve plus tard dans l’Arsenale. Corps féminins et paysages fusionnent, mythes et politique se confondent. Enduits de cire, des dessins devenus paravents habitent un petit pavillon de bois – une maison sans toit – et restituent un prisme féministe sur l’Ère Pinochet et l’Histoire latino-américaine. La redécouverte de ces deux artistes à la pratique établie caractérise la démarche de Cécilia Alemani visant à rééquilibrer une Histoire (de l’art) majoritairement occidentale et masculine.
S’il est bon de noter la grande variété de textures présentées dans l’exposition – des broderies de l’artiste Sami Britta Marakatt-Labba au terreau du jardin aux papillons de Precious Okoyomon – c’est un certain étirement du temps que l’on semble déceler à travers la majorité des pratiques présentées. Lenteur des gestes requise par un retour à des techniques artisanales ou rythme berçant de certains films, l’on ressent comme un appel au ralentissement. Décélérer pour mieux rêver ? Le superbe triptyque vidéo d’Ali Cherri, Of Men and Gods and Mud (2022), propose une symbiose de ces multiples éléments. Longue ouverture sur un lever de soleil, un village s’éveille. Derrière les gestes répétitifs de faiseurs de briques, se cache un commentaire critique sur la construction d’un barrage hydro-électrique soudanais dont l’histoire est racontée par l’intermédiaire nocturne d’un mythe métaphorique. Chimères tangibles.
Plongée dans les ténèbres, littérales et conceptuelles, avec pour seules fenêtres les écrans. Le médium vidéo et le cinéma ouvrent à d’autres perceptions de la réalité. Si le premier fait l’objet d’une dynamisante exposition collective, avec Penumbra au cœur de la ville, le second fait la Une grâce à la mention spéciale attribuée au Pavillon français. Zineb Sedira invite à danser, rêver, se réinventer, en associant humour, dérision et contextualisation politique du cinéma algérien. S’immisçant dans la brèche de l’histoire coloniale française à travers la fiction, Les Rêves n’ont pas de titres n’en demeure pas moins détachée de son présent. Un des projets accompagnant le pavillon entame une collaboration, et un dialogue avant tout, avec des habitants de la banlieue de Gennevilliers. Venise 2022 aboutira en un film réalisé par Rayane Mcirdi, rendant compte des échanges entre deux générations confrontées, et de ces mémoires vivantes écoutées.
Des voix oubliées ou censurées, nous en rencontrons dans d’autres pavillons. A la place de celui de Singapour, c’est un labyrinthe de pages d’un livre banni proposé par Shubigi Rao dans lequel nous pénétrons. Au détour d’un canal avoisinant l’Arsenale, le Népal présente pour son pavillon inaugural l’artiste népalais d’origine tibétaine Tsherin Sherpa. Tales of Muted Spirits – Dispersed Threads – Twisted Shangri-La [Contes d’Esprits muets – Fils éparpillés – Shangri-La déformé] est évocateur d’une désorientation culturelle et identitaire des diasporas exilées à travers l’Himalaya. Non loin, l’écho d’un autre peuple résonne depuis l’intime pavillon arménien niché entre les briques d’un vieil appartement. Porté par Andrius Arutiunian, GHARĪB – Ղարիբ compte parmi l’une des plus fines propositions de cette Biennale. Politique du langage, son et dissonances, imaginaires collectifs et résistance, sont à l’unisson.
« Paz ! Paz ! Paz ! » Les cris des sans-abris d’un quartier de Recife au Brésil, devenus protagonistes du film de Jonathas De Andrade – dont la traduction Out Loud insiste sur cette invitation à ne pas se taire – me reviennent, emplis de sens. A travers des rêves temporaires mais partagés, à travers une écoute à différentes temporalités, c’est une constellation de voix habituellement dissimulées qui alors peut s’affirmer.
INFOS :
59ème Biennale de Venise
« The Milk of Dreams »
Commissariat de Cécilia Alemani