Exposer l’atelier / Scénographier l’œuvre – visite chez Sophie Le Gendre
Par où commencer ? L’atelier de Sophie Le Gendre est un univers complet. Il suffirait de tendre le bras pour, sur la pointe des pieds, toucher la lune. C’est qu’au troisième étage de cette ancienne usine, la vue est imprenable, la pesanteur envolée. Vous êtes invités à respirer.
Sophie Le Gendre est photographe. Ce lieu dans lequel elle nous invite est une extension de son œuvre, situé dans l’ancienne fabrique d’entremets Francorusse des années 1940. Si elle aime recevoir, l’artiste veut se dévoiler à sa manière, dans ce terrain de jeu qu’est son atelier, aménagé consciemment pour y intégrer son travail. On y retrouve une disposition des pièces propre à celle d’un habitat : salon, salle à manger, salle de bain, bureau ; et c’est là un indicateur précieux. La scénographie déployée se veut vivante, choyée et ultra personnelle.
Cela passe d’abord par la lumière. Elle inonde l’atelier tout entier, s’engouffre dans le salon, fait déraper le regard jusqu’au bureau et aveugle pour une seconde le visiteur. La lumière constitue un élément clé dans la photographie de Sophie Le Gendre. Elle agit comme le révélateur, le phare sur la vitre qui en révèle la poussière et les taches de pluie. L’artiste travaille ainsi avec la matière même et la matière lumière et guette la transparence pour aller extraire l’infiniment invisible.
Sa série Transparence met en scène des vases, des cruches et autres pots vitreux dont les courbes déforment et transforment la lumière et le panneau de couleur en arrière-plan. Ces agencements sont d’ailleurs souvent à contre-jour, jouant d’une limpidité rétroactive et texturée.
Ils étaient exposés, lors du prix Objectif Femmes de juin 2020, en diptyques avec une autre série, Renaissance : des fleurs coupées, récupérées au hasard des courtes balades permises lors du confinement, et immergées dans une eau claire. Dans le bouillonnement de leur plongée, c’est une effervescence d’oxygène pur, un antalgique contre le pessimisme, sans risque d’accoutumance. Réalisées dans le contexte de la pandémie, ces photographies, publiées chaque jour sur un réseau social, étaient saluées et attendues par une communauté en quête de cette vitalité. Côte à côte, les deux séries se répondent à la question du vide et du plein. Elles sont d’ailleurs toutes deux exposées dans la salle de bain, véritable capsule à l’ambiance bleutée caractéristique des salles d’eau. Les vases, déposés sur une tablette, côtoient leurs représentations en image tandis que les grands feuillages trônent dans la baignoire à pieds. C’est une ambiance de serre, d’humidité et d’eau bienfaisante où les rondeurs concaves des pots, vrais et imprimés, sont autant de bulles colorées qui montent dans l’air tiède des plantes.
A l’initiative de ces séries se niche une émotion sourde que l’artiste doit faire sortir au grand jour. C’est ensuite une affaire de composition pour traduire en image l’émotion première. Les titres des séries trouvent en conséquence leur source dans un registre de l’instinct : Respiration, Éveil, Force, Renaissance… Des mots simples qui traduisent des actions simples. Mais dans un monde si complexe, se souvient-on encore des réflexes vitaux ? C’est toute la démarche de Sophie Le Gendre, offrir non seulement un regard mais une invitation à ressentir. La photographe est sensible à la pression lourde exercée par l’état des choses actuel qui bloque les esprits et les diaphragmes.
Alors elle cherche dans des éléments de nature une ouverture.
Avec sa série Éveil, elle intègre un voile, tendu ou froissé au rythme des composantes végétales. La surface diaphane laisse transparaître des silhouettes de plantes, dont les fleurs se cognent à cette membrane. Puis survient la déchirure salvatrice, trou d’air dans le film qui laisse jaillir la lumière. Les pétales pourfendent les méandres, symbolique d’espoir. Ces photographies sont disposées sur une étagère en hauteur, dans la salle à manger, comme trois veilleuses à la lumière douce, qui infusent l’espérance sans aucune autre prétention. Tout ou presque est de bois ici, de la teinte chaude et orangée des productions des années 1950. C’est un joli contrepoint chromatique pour accueillir les Éveils, aux dominantes bleues. Les articles qui habitent le reste des rayonnages sont de ces objets-souvenirs. Ils constituent un cabinet de curiosité pour qui les découvre, un ensemble d’histoires pour qui les collectionne. Sophie en a plein. Ils échelonnent les meubles, ensemble hétérogène d’éléments sans lien à priori mais dont la moindre absence trahirait un manque. Cette scénographie relève d’un tout. Elle est l’état, car toujours en mouvement, d’une cohérence toute particulière entre les séries photographiques, l’espace et les meubles chinés.
Aménager un lieu relève chez l’artiste de l’instinct. Issue d’une formation en communication visuelle, Sophie Le Gendre est directrice artistique et de création pendant de nombreuses années. De sa famille, elle garde également une appétence profonde pour l’architecture. C’est donc tout naturellement qu’elle assemble architecture et image, dans un modelage constant. Au salon, la conjugaison d’un canapé noir et du mur bleu canard est rehaussée d’une pointe de rouge et d’une autre verte aux deux extrémités de la série Force, exposée au-dessus de l’assise. On y voit les ramifications des branches et les nervures délicates des pétales. Et toujours cette lumière qui, dans le bureau, s’infiltre entre les interstices du panneau de bois où sont accrochées les prochaines photographies. Les fleurs en portrait y côtoient la série Douceur, des arabesques de cactus pastel sur fond d’un ciel étrange. L’artiste apprécie tout particulièrement cette hésitation entre le graphisme et la photographie. Pour l’impression de ses tirages, elle est accompagnée depuis 2018 par Mélanie Benoît du laboratoire Dahinden, qui sait capter son émotion. Le papier qu’elles ont choisi ensemble pourrait être du ressort du dessin par sa structure fibreuse, dense et son fini mat. Il accentue les effets de poudre et la profondeur des compositions, les faisant osciller entre image-mirage et réalité.
Où que l’on navigue dans l’atelier, on y fait l’expérience de la scénographie, mais surtout d’une ambiance. Sophie Le Gendre a créé dans cet écrin une décoction de ses œuvres – réflexes vitaux – alimentée par la clarté du grand jour. Respirer. Renaître. Se Réveiller.
Elle invite à le découvrir, à y rester, et pourquoi pas, s’y perdre plus longtemps.
Éternelles errances
Exposition collective Du 07 au 15 mars 2025
CWB Paris
127-129 rue Saint-Martin
75004 Paris
Pour contacter Sophie Le Gendre et visiter l’atelier : Instagram @sophie_le_gendre ou sur http://www.sophielegendreartphotography.com/