Valérie du Chené, Le ton monte

Par Laetitia Toulout9 mai 2022In Articles, 2022

 

 

Le ton monte, c’est à la fois les voix qui se haussent, la colère qui gronde et la couleur qui s’intensifie. Chez Valérie du Chené, la couleur est à la fois le centre, le point de départ et le sujet. Pourtant, elle est à première vue absente des œuvres qui ouvrent cette exposition : une série de dessins imprimés sur de grandes affiches, elles-mêmes accrochées dans les cellules de la Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon. Non soleil tu ne rentreras pas ! rappelle le passé du lieu dans lequel ses occupants n’avaient le droit ni de se regarder, ni de se parler, ni de se toucher entre eux. Ces contacts proscrits sont réinterprétés en grand format, tapissent chaque cellule et en emplissent l’espace de leurs mouvements libérés, libérateurs.

Le trait noir du dessin montre ici un essaim de regard, là une multiplicité de bouches ; ici et là des corps sous-entendus. Les silhouettes sont autant de bribes des corps qui se sont tenus ici. Les œuvres réhabilitent les individualités qui ont habité les lieux, les rassemblent par des formes qui suggèrent, enfin, la possibilité des échanges. L’histoire de la Chartreuse se devine ainsi subtilement, par des éléments auxquels se raccrochent et s’inspirent les œuvres. Telles des échos avec le passé, des images apparaissent jusqu’à nous : des drapés sculpturaux, des cyprès qui se dressent, des vaguelettes, symbole de l’eau qui raconte la Garonne qui est parfois sortie de son lit… Le tracé noir sur blanc, épais, agrandi, s’affichant frontalement dans la petitesse des pièces, nous conduit à travers les cellules de la Chartreuse tout en en racontant l’histoire. Cet ensemble de symboles dessinés nous écrase presque, mais de manière rieuse, comme autant de clins d’œil. Le rapport entre les œuvres, l’espace et le public, se forge au travers d’une complicité fortuite. Ce dernier ne pourra s’empêcher, sans doute, d’apposer par son esprit et son regard des couleurs sur ces grandes toiles dont la blancheur et les tracés agissent comme un appel à y participer. La couleur parvient ici par d’autres biais que la vue. Le ton monte et la couleur se rêve. Pour nous inspirer, au-delà des affiches blanches, au-delà des murs à la pierre minérale, se découpent des tableaux pittoresques : des fenêtres, par lesquelles nous voyons bel et bien le bleu du ciel et la douce verdure du paysage provençal.

Le soleil rentre donc, finalement. Et emplit l’espace d’une grande pièce située à l’étage et qu’on pourrait penser vide. Mais il y a la lumière, donc, et une voix. Ici particulièrement, notre regard naturellement, se tourne vers les ouvertures qui se découpent, d’un côté et de l’autre, dans la nudité de murs de pierres, se plonge dans le paysage alentour tandis qu’on écoute des histoires de couleurs. L’historienne Arlette Farge y narre des anecdotes qui proviennent d’entretiens réalisés avec des prisonniers. La couleur s’allie ici à la liberté : s’affranchir des murs, rêver la couleur, l’attraper au dehors. Par la voix se peignent dans nos esprits des images. Les lieux s’emplissent ainsi de nos visions.

Et puis, finalement, la couleur s’impose et s’affirme, frontalement, inéluctablement, par une série de tableaux monumentaux qui occupent là encore, une suite de cellules. Les toiles viennent ici contrer l’espace réduit des pièces. On ne peut plus échapper à la couleur, à ces grands aplats qui nous attrapent pour nous emmener avec eux ; loin. Chaque ton se fait unique, s’appose auprès d’un autre, depuis le geste de la main levée, et forment ensemble une palette, une succession à la fois pertinente et variée – dont on retrouvera par ailleurs le nuancier au musée Pierre-de-Luxembourg. Si là encore, la grande taille des œuvres permet d’emplir totalement l’espace, on ne projette plus des suggestions, images et indices induits : on sort véritablement de la surface peinte. Les toiles agissent comme des fenêtres. Les cellules ne sont plus fermées ; ce sont des espaces ouverts vers nos projections, nos rêveries, nos propres ailleurs. Tu souris tu accélères, d’œuvre en œuvre, de pièce en pièce, et au-delà – mais cet au-delà induit par Valérie du Chené appartient bien à chacun.

Le fil conducteur de la couleur se poursuit par la suite au gré des lieux dans cette exposition à l’échelle d’une ville. Les œuvres sont autant de clefs ou de pièces de puzzle qui s’assemblent au cours d’une pérégrination poétique. C’est un parcours par ricochet, dans lequel les pièces se répondent entre elles, nous invitent à leurs jeux de formes et de devinettes. C’est ainsi que l’on croise les nuanciers des séries de peintures, le titre de l’exposition comme un message parmi d’autres, extraits de la presse et réinterprétés, ou encore des pierres aux formes figées par la peinture apposée. Parsemées, les œuvres nous amènent à flâner, à considérer les alentours, à prendre garde aux histoires qui nous sont contées, à se concentrer sur nos propres perceptions… Les propositions de Valérie Du Chené sont comme des personnes que l’on rencontre et qui nous chuchotent à l’oreille des histoires. Ces dernières sont celles des lieux formant la ville de Villeneuve-Lez-Avignon, mais aussi du tableau phare du musée ou de pièces de la collection du Frac Occitanie-Montpellier, d’une carrière depuis laquelle sont extraites des roches, d’une maison qui se construit, des feuilles d’un arbre qui bruissent à la fois sous le vent et les mouvements de caméra. Ce sont aussi nos propres histoires, nos propres sensations qui se répercutent. Il s’agit de se concentrer pour percevoir plus loin, plus intensément.

Dans Rêver l’obscur, l’écrivaine, militante et sorcière Starhawk propose de se reconnecter aux choses et faits du monde, à tout ce qui nous entoure, afin d’invoquer ce qu’elle nome notre « pouvoir-du-dedans ». Elle met en exergue le fait que tout soit connecté, en permanence : « Les formes de pensée de l’immanence sont enchâssées dans le contexte ; elles sont contexte et contenu, comme ce fossile est maintenant un rocher.1 »

 

1 Starhawk, Rêver l’obscur, édition Cambourakis, 2016, p.55.

 

INFOS :

 

Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle
Musée Pierre-de-Luxembourg
Fort Saint-André, Tour Philippe le Bel

3 Rue de la République, Villeneuve-lès-Avignon

26.03.2022 – 29.05.2022