Raphaël Barontini, la créolisation du Panthéon

Par Catherine Duparc12 novembre 2023In Articles, 2023

 

Oubliés de l’histoire, les héros de la lutte contre l’esclavage des Caraïbes, de la Guyane jusqu’à la Réunion sont de retour au Panthéon. « We could be heroes », l’installation de Raphael Barontini ressuscite ces figures d’une histoire commune, porteuse des valeurs de la République dans son temple, monument « aux grands hommes ». Aux côtés des figures abolitionnistes déjà reconnues comme Toussaint-Louverture ou Victor Schoelcher, honorés dans la crypte, l’artiste introduit de nouveaux héros connus ou méconnus de la révolte des esclaves et du soulèvement contre le colonisateur dont les récits sont souvent absents des livres d’histoire.

La geste est héroïque, l’installation monumentale, grandiose, habitée. L’artiste français né à Saint-Denis, ayant des racines en Guadeloupe conçu un mémorial qui, tout en reprenant les codes de l’histoire officielle, bannières, fresques et drapeaux réussit à convoquer les esprits des ancêtres. Le monument s’est d’abord paré de deux immenses fresques textiles comme de grandes voiles qui se font face à la croisée du transept. L’une raconte la déportation depuis le pays des aïeux figuré par des masques sur le navire négrier jusqu’à la nouvelle terre d’exil. La seconde raconte la bataille de Vertières, récit du combat de libération contre les troupes napoléoniennes qui conduit à l’indépendance d’Haïti. L’allée est peuplée de quarante drapeaux unis rose, bleu ou or, représentation symbolique des états du monde anonymisés. En lieu et place des lourdes tentures officielles de velours aux couleurs de l’empereur puis de la République, le monument s’apprête à accueillir des bannières légères, bordées de franges selon la tradition carnavalesque, portraits de ces héros oubliés dans un chatoiement de turquoise, rose ou mauve, couleurs affectionnées par l’artiste, discrète résonnance de l’éclat des îles de la Caraïbe.

Toute la force du projet de l’artiste consiste à donner visage et corps à ces figures. Dans les archives historiques ou iconographiques, ne subsistent guère que quelques récits fragmentaires, très peu d’images. L’artiste a travaillé avec de multiples sources mais, comme dans l’ensemble de son travail, son propos n’est pas purement documentaire mais mémoriel et visionnaire. Pour chacun des héros, Raphaël Barontini assemble et compose un personnage, empruntant un visage à un fonds iconographique du quai Branly pourvu qu’il traduise le caractère du héros, façonnant un corps avec un costume d’officier impérial, un pourpoint de noble d’un portrait de William Hoggart ou encore un buste antique. Paysage repris de Patinir, bicorne de Napoléon, dentelles ou masques s’ajoutent comme les accessoires d’une réparation imagée qui a valeur de symbole. Le syncrétisme est là, caractéristique de la recherche de l’artiste qui se veut un regard croisé sur nos modes de représentation des peuples et territoires de la colonisation. Alors, l’artiste fait renaître la fierté du regard de femmes et d’hommes noirs, ceux-là même qui sont objet de l’inventaire ethnographique dans les colonies en mêlant, peinture, collage visuel et procédé sérigraphique. Ces visages sont inscrits dans les habits du pouvoir, de l’Empire ou de l’Antiquité classique comme un hommage rendu aux oubliés de l’histoire. En ce lieu institutionnel, l’hommage questionne la représentation de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation dans une société et une nation qui a pour devise liberté, égalité, fraternité.

L’artiste qui, sur ce projet, a eu une carte blanche du Centre des Monuments Nationaux n’a pas seulement conçu une installation narrative, ornementale, puissante, il a également scénographié ce retour des héros sous forme de performance. Pour l’inauguration, le 18 octobre au soir, puis le dimanche suivant devant un public élargi, une cérémonie particulière a marqué l’entrée de ces héros au Panthéon. Devant le monument de la Convention, est apparu un maître de cérémonie vêtu d’une cape bleu et or agitant un drapeau, les grondements de tambour d’un mas guadeloupéen, le mas Choukaj, un groupe venu de Saint-Denis, ville de résidence de l’artiste. Les sons se mêlent à des accords de musique électronique contemporaine de Mike Ladd composée pour l’occasion. Démarre alors la procession des porteurs de bannières, élèves de l’Ecole Duperré, créateurs des costumes bleu indigo. Le sol a vibré, le monument entrait en résonnance, un souffle épique revivait à travers une procession de carnaval. Ils étaient tous là, les ancêtres étaient revenus, Sanité Belair ancienne esclave, héroïne de la lutte en Haïti, Anchaing et Héva couple de marrons mythique de la Réunion, Cecile Fatiman dans ses habits de prêtresse vaudou haïtienne, dix figures mémorielles avec une majorité de femmes.

La performance réussit ce miracle d’une réécriture de l’histoire qui sort enfin l’esclave de ses chaînes et le représente en héros.  Figure emblématique de l’aile Nord, le corps nu de l’opprimé, l’ange déchu repris d’une peinture de Chassériau, avec le fameux modèle noir Joseph évoque la plongée en Enfer de l’esclavage. Cette vision est contrebalancée sur l’aile Sud par le triomphe de Toussaint-Louverture en costume d’officier sur sa statue équestre qui signe l’avènement du héros de la libération des peuples. Il siège aux côtés de Solitude, l’héroïne combattante enceinte popularisée par le roman de Schwartz-Bart représentée dans une autre toile en Athéna guerrière. Par sa pratique picturale, l’artiste questionne nos modes de représentation du corps noir, du pouvoir et de l’histoire.

L’artiste, depuis son échange universitaire à New York en 2008, poursuit sa quête de part et d’autre de l’Atlantique d’une nouvelle écriture, patchwork d’une identité créole, mais aussi figure de nos identités multiples, de l’hybridation de nos cultures revisitant la grande histoire à travers le carnaval, ses rites et ses changements de rôle, inversion des figures de pouvoir. Aux yeux de sa galeriste Marianne Ibrahim, « son œuvre écrit peu à peu une « contre-histoire » théâtralisée ».  Ce n’est plus l’histoire officielle établie par un pouvoir central mais une reconstitution des récits à partir d’une vision périphérique, la trace d’une mémoire des peuples opprimés. L’artiste rend également hommage à la pensée d’Edouard Glissant, la créolisation, la relation dans la pensée du « Tout-monde » comme alchimie créatrice, surgissement fécond d’une pensée pour l’avenir. Le visiteur, à l’instar de Patrick Chamoiseau, l’écrivain martiniquais qui signe le texte accompagnant le catalogue, prendra la mesure de cet acte artistique inaugural de la créolisation du Panthéon.

 

We Could be Heroes par Raphaël Barontini

Panthéon

Pl. du Panthéon, 75005 Paris

Jusqu’au 11 février 2024- Tous les jours 10h/18h