Un artiste, une œuvre
Bertrand Dezoteux : Zootrope
Bertrand Dezoteux est né en 1982 à Bayonne, il vit et travaille en Nouvelle-Aquitaine et explore par le biais de la vidéo des mondes parallèles (ou perpendiculaires). Une projection de son film Zootrope a été programmée à la Fondation du doute, dans le cadre d’After Party, une exposition organisée par Elodie Bernard qui, à travers la thématique de la fête et de ses parfois difficiles lendemains, met sur le devant de la scène la jeune création contemporaine, ses forces mais aussi ses doutes. L’exposition s’achève d’ailleurs sur l’impossible communication entre un messager, pour ne pas dire missionnaire, de la planète Terre – Jesus Perez – et les habitants particulièrement chantants d’une bien curieuse planète, nommée Harmonie, titre éponyme du film. Avec Zootrope, nous partons d’un univers inconnu pour revenir sur notre planète, questionner nos usages et conceptions, nos manières de voir et d’appréhender le monde.
Tout débute par un motif qui se transforme en image : un cheval au trot, qui va nous guider tout au long de la vidéo, figure centrale nous conduisant d’un bout à l’autre de cette épopée audiovisuelle. Mobile et texturé, ce cheval-image suit lui-même une carotte-carrosse qui avance rapidement et étonnamment, puisque ses roues tournent d’avant en arrière. Dès ces premières secondes, nous comprenons l’éloignement pris par rapport au réel, et avons déjà basculé dans le monde psychédélique des images numériques. Leurs rythmes s’impriment sur nos rétines par des boucles, comme l’écriture d’une mélodie dans une partition. C’est de leur répétition que naît leur agitation.
L’œuvre de Bertrand Dezoteux nous plonge ainsi dans l’évolution de l’animation dès le titre du film, les zootropes étant ces cylindres qui, en faisant tourner rapidement une suite d’images, perdent notre regard dans l’illusion du mouvement. Quelques évolutions plus tard, du pré-cinéma au cinéma, les programmes numériques permettent de créer de véritables écosystèmes et d’y inviter des images issues du monde réel. Alors, et on ne s’y attendait pas, un « vrai » goéland – ou bien, une image de vrai goéland – ou même, une vraie image de vrai goéland – s’incruste sur ce faux fond fabriqué de toutes pièces. Des fragments de « notre monde », sous-entendu celui qui est palpable, celui, qui, en somme, se situe en dehors des écrans pourtant omniprésents, s’incrustent dans celui des images numériques. Un caniche saute vers un ballon immobile, un homme lève sa main sur ses yeux afin de mieux voir, dirait-on, une femme qui tournoie sur elle-même, comme activée par sa propre rotation – série de mouvements infinis. Cette simple addition d’images décontextualisées recrée déjà des scènes que nous interprétons par rapport à notre propre référentiel.
Le réel bascule dans le virtuel, les deux strates s’imbriquent. Ces mondes qu’on a l’habitude de dissocier jouent entre eux et finissent par ne former qu’un seul univers dont les frontières se floutent. Textures créées et images rapportées sont collées entre elles et s’assemblent de manière à former une sorte d’écosystème bizarroïde. Les divers éléments se rangent ainsi de manière égalitaire au rang d’images, malgré leurs différences techniques ou esthétiques, de mouvements et de textures. Résultent de ces différentes sources d’images une étrangeté ambiante, un peu claudicante et complètement assumée. Bertrand Dezoteux sculpte avec les programmes numériques en intégrant dans son art les limites de cette bien particulière matière.
Contrairement aux habitudes du spectateur, ce n’est pas la narration qui relie les éléments et espaces-temps de la vidéo entre eux, bien que des historiettes peuvent émerger, presque comme par hasard. C’est une image qui nous sert de guide dans cet univers pour nous sans repère : le cheval, sous différentes formes, ouvre et termine le film, introduit le trot et le galop (plus globalement : le mouvement) se joue de nous en nous emportant dans son monde numérique, puis dans un monde numérique introduit d’images issues du réel. Et vice-versa, puisque lui-même, modèle aléatoire du cheval, sort du tout numérique pour s’incruster sur un film de poneys qui paient paisiblement dans une prairie. On bascule en permanence entre URL et IRL, virtuel et réel, à tel point qu’on se demande d’où nous viennent ces dualismes.
Notre tendance à diviser sans cesse l’hypothétique globalité, à ne pas considérer un « tout » mais plutôt des divisions comme nature et culture, réel et numérique, est une manière de se tenir à l’extérieur, au rang d’observateur ou manipulateur. Pour Hartmut Rosa*, ce processus consistant à s’extraire du monde est un trait de nos sociétés actuelles. Selon lui, « l’accomplissement culturel de la modernité est précisément d’avoir perfectionné l’aptitude humaine à mettre le monde à distance et à y ouvrir un accès permettant de le manipuler. » Pour le sociologue et philosophe, l’humain est « en position excentrique » car il « se trouve à la fois en mesure et contraint de prendre des distances avec lui-même et sa relation au monde, c’est-à-dire de se considérer en quelque sorte de l’extérieur ». Ainsi, dans le début de « Zootrope » : un immense œil s’ouvre et se ferme en arrière-plan, comme un symbole. Parallèlement aux battements d’une paupière tout en pixels, le cheval modélisé et l’homme issu d’une image rapportée tombent dans une spirale. On bascule. S’en suit une série de couples qui s’enlacent, marchent ensemble, avec leurs enfants… Des scènes lambda de personnes anonymes, comme volées à la rue. « L’amour ? » est suivie d’une autre question fondamentale à leur survie : « tu as fait les courses ? ». L’approche de Bertrand Dezoteux s’assimile ici à de la sociologie ; il nous donne le regard extérieur, nécessaire à l’observation et l’analyse de notre société. En jouant avec des images de couples, l’artiste touche à la fois à l’intimité de ces individus, mais c’est l’aspect universel, pour ne pas dire quelconque, qui marque. La première question, métaphysique, est suivie d’une interrogation bien moins romantique mais touchant directement à nos sociétés (de consommation). Même dans un univers parallèle et irréel nous sommes rappelés par des habitudes bien triviales…
Au final, c’est donc notre société (sous-entendu : le monde moderne et occidental) qui paraît plus absurde que le monde fantasmagorique fabriqué par l’artiste. Dans une tirade, une voix d’enfant qui prend la forme d’un cheval modélisé compare notamment le monde fabuleux et anticapitaliste des animaux à celui des adultes qui lui apparaît emplit de contraintes. Visuellement, les visages des adultes sont ici floutés pour respecter leur droit à l’image, gommant toute individualisation. Les images numériques quant à elles, se baladent librement, de même que les poneys, qui comme le précise le narrateur-enfant-cheval, en tant qu’animaux, n’ont ni à aller à l’école ou au travail, ni à s’habiller, ni à payer quoi que ce soit « parce que dans leur monde ça n’existe pas les sous ». Les privilèges sont comme renversés : on se voit presque envier ces poneys qui n’ont aucune autre préoccupation que celle de paître dans une prairie verdoyante, au chaud sous leur épais et doux pelage. D’ailleurs, la voix d’enfant l’explicite sans arrière-pensée : « j’aimerais bien être un animal ».
L’être humain et moderne, dans sa supériorité intellectuelle morale et technique, son détachement et sa posture dominante de par les oppositions qui structurent sa civilisation – nature et instinct versus culture et raison – n’aurait-il pas perdu pied avec l’essentiel ?
Dans les théories antispécistes, la lutte est centrée sur la notion d’égalité avec les animaux qui, en tant qu’ êtres sensibles , devraient avoir accès aux mêmes droits primordiaux que les êtres humains. Pour Myriam Bahaffou*, il « s’agit d’une vision extrêmement occidentalo-centrée » car, selon elle, « le droit ne constitue pas une base universelle de reconnaissance de l’autre. Comment parler d’antispécisme si nous nous appuyons sur une toute petite vision de ce que serait la vie multi-espèces sur Terre ? Comment prétendre à une quelconque universalité si toute notre manière de parler et de penser est tributaire du droit de l’individu et de la personne ? » Pour la philosophe, il faut déconstruire son regard, appréhender le monde par le biais d’un prisme différent. L’enjeu est de « prôner une vision plus harmonieuse du vivant en général » et de lutter contre « ce qui nous empêche d’embrasser notre animalité, de faire communauté ou d’écrire d’autres récits ».
« Vous êtes des animaux » clame la voix automatique du célèbre tube de French Touch de Mr Oizo. Des animaux qui vont faire leurs courses dans des supermarchés et avec des T-shirts sur lequel il est écrit « chieuse » …
Ce monde adulte donne plutôt envie de se reconnecter à celui de l’enfance, de passer d’une histoire à l’autre, de suivre des images qui s’assemblent sans lien, de vivre dans les marges.
*Hartmut Rosa, Le monde indisponible
*Myriam Bahaffou, A quand un antispécisme intersectionnel ?
Retranscription d’une intervention au Climate justice Camp à Bruxelles, le 3 Septembre 2019.