BADY DALLOUL, L’IMAGINATION CRÉATRICE

 

Le travail de Bady Dalloul comporte une réflexion persistante sur les limites de l’imagination humaine. Une faculté qui est selon lui incapable de produire des figures vraiment originales, puisqu’elle fonctionne dans des cadres sempiternels, dont personne – politique ou même artiste – ne saurait s’affranchir. L’expérience des limites du pouvoir de la fantaisie, Bady l’a faite dès l’enfance, depuis qu’il a décidé de tenir un journal avec son petit frère. Ce document est le fruit d’une inventivité débordante, fécondée par une vie passée à lire mais aussi à voyager entre la France et la Syrie – lieu de naissance des parents de l’artiste et théâtre, depuis 2011, d’événements terribles se bousculant à grande vitesse. Le journal débute par une foule impressionnante de dessins, schémas et collages, nageant sur un flot de notes éparses, tâchant de les interpréter afin d’en déduire des scenarii pour un futur nouveau et meilleur – mais qui n’arrive jamais.

La pièce Sans titre, présentée par Bady Dalloul actuellement au Palais de Tokyo : une longue série de petits dessins tracés au feutre sur le fond de 120 boîtes d’allumettes standard, tire les conclusions de son expérience syrienne. Elle fait signe vers ce que Paul Virilio appelle l’ « immobilité fulgurante » (La Vitesse de libération, 1995) propre au monde contemporain, dans lequel les événements historiques se précipitent. Se répétant à une si grande allure, la nouveauté révèle sa superficialité : au fond, tout reste pareil, quoi qu’à chaque instant différent – eadem sed aliter.

Ces réflexions commencent à germer dans le journal de Bady. Comme dans l’histoire insolite de Sadako Sasaki, écolière japonaise qui fut l’une des victimes de la bombe atomique d’Hiroshima. Contaminée par ses radiations, elle était condamnée à une mort précoce, quand elle entreprit de prêter foi à une ancienne légende, issue des cercles de plieurs d’origamis : celui qui pliera mille origamis, tous différents, verra exaucé son vœu le plus cher ; pour Sadako, il s’agissait évidemment d’échapper à une mort imminente. C’est ainsi que Sadako se mit à confectionner chaque jour un nouvel origami. Mais elle mourut avant d’achever son millième. L’histoire avait frappé Bady, de sorte que lorsqu’il découvrit un ancien livre enseignant à plier quantité d’origamis, il les réalisa avec la conviction qu’ils étaient ceux qui avaient manqué à Sadako pour réaliser son vœu.

Sans doute croyait-il que l’inlassable réitération d’un même acte, fût-il perpétuellement générateur de nouveauté, pouvait affranchir du temps mortifère. Songeons un instant : lorsque notre temps est quotidiennement consacré à la répétition d’une même action, notre passé et avenir se fondent, indifférenciés, dans un présent immobile, atemporel. Vraisemblablement il s’agissait là de la conviction des anciens maîtres de l’origami : que l’invention d’œuvres nouvelles n’est qu’un moyen de faire descendre sur terre l’archétype d’un geste créateur éternel – et non une fin en soi, comme on le pense communément en Europe, depuis Kant (Critique du jugement).

L’idée que l’imagination créatrice est aimantée par des archétypes, logés dans un inconscient collectif primordial, fait tardivement son entrée en Occident avec Carl Gustav Jung. Irreprésentables à l’état pur, ceux-ci ne peuvent être figurés que dans des contextes particuliers qu’il revient aux hommes d’imagination de définir. Bady Dalloul partage cette conviction que l’horizon de nos pensées les plus personnelles est borné par « quelque chose de plus grand » (sic), qui nous dépasse. Dans certains de ses travaux, il révèle l’action des archétypes en politique. C’est le cas avec « Le Grand Jeu », ensemble d’écrins contenant des cartes de jeu sur lesquelles sont peintes des figures d’hommes politiques célèbres, dont les grands « coups » ont découlé, malgré leur apparente originalité, de règles préexistantes : comme au poker.

 


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Palais de Tokyo
Fragmenter le monde « Notre monde brûle »
du 21 février au 17 mai