Timo Herbst – Observateur de mouvements et d’espaces

Par Maya Sachweh20 octobre 2023In Articles, 2023

 

Le mouvement, le corps, individuel et collectif, l’espace public, le temps, leurs interactions et notre perception, sont au centre du travail multidisciplinaire de l’artiste allemand. Le public français a pu le découvrir lors de sa Résidence Fiminco en 2022/2023.

Né en 1982 à Flensburg au nord de l’Allemagne, Timo Herbst a commencé par des études de philosophie et de sciences culturelles à l’Université de Brême avant de suivre une formation artistique aux Écoles des Beaux-Arts de Brême et de Leipzig. Plusieurs résidences et voyages d’études l’ont conduit au Japon, à Hongkong et Shanghai, en Azerbaïdjan, à New York et, plus récemment à Paris, d’abord à la Cité Internationale de Arts puis à la Résidence Fiminco. Après cette dernière, il a décidé de s’installer à Paris, tout en gardant son atelier à Berlin.

Une des motivations pour venir à Paris a été son intérêt pour les écrits du philosophe et sociologue Henri Lefebvre, notamment ses textes sur la « rythmanalyse ». Selon le penseur marxiste, « l’espace, comme le temps, sont des produits sociaux, et chaque société dans l’histoire produit son espace, le façonne par sa pratique. (…) Derrière l’apparence familière et stable de l’espace quotidien, il y a la répétition des gestes qui le forment, des traces et des passages qui le maintiennent.(…) Ce qui fait vraiment l’enjeu de la rythmanalyse lefebvrienne, c’est le fait qu’elle place au centre le corps et sa sensibilité. » *

Le travail de Lefebvre n’est pas seulement théorique, il a lui-même observé les trajectoires dans l’espace public depuis les fenêtres de son appartement de la rue Rambuteau.

On comprend la fascination de Timo Herbst pour ces recherches qui rejoignent ses préoccupations artistiques : comment le corps individuel ou collectif interagit avec l’espace public, se l’approprie et le transforme, comment percevons-nous l’espace et quel est notre propre rapport à lui ? Dans quelle mesure notre perception est fragmentaire et peut-être illusoire ?

Une autre source d’inspiration est le texte de Georges Pérec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, dans lequel l’écrivain a noté pendant trois jours les variations infimes du temps, de la lumière, du décor, du vivant, depuis son « observatoire » du Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice.

Dans son travail multimédia Rhythmanalysis, Timo Herbst a planté ses caméras à un carrefour de la rue Rambuteau et Place Saint-Sulpice pour une sorte de « reenactment » des observations de Lefebvre et Pérec avec des moyens techniques d’aujourd’hui. En temps réel, la caméra capte l’espace avec son architecture et tous les éléments en mouvement : des passants, des voitures… Le programme informatique sélectionne tout ce qui est en déplacement et le transforme en silhouettes en noir et blanc. L’artiste utilise ensuite ce mouvement pour faire apparaître et disparaître des fragments architecturaux ainsi que des capsules avec les images « réelles », les seuls éléments en couleur. Le tout est projeté sur un dessin sur verre reprenant une image scientifique, comme par exemple une des premières tentatives de représenter la structure d’un atome. La dynamique de la composition est différente selon les lieux et la densité des trajectoires. Ainsi, la Place Saint-Sulpice apparaît bien plus calme que la rue Rambuteau. Et comme tout se passe en temps réel, il y a des variations selon l’heure du jour et générées par les mouvements filmés et des personnes présentes dans l’espace d’exposition.

Le spectateur peut être désorienté par ce dispositif à strates multiples qui met en question ses capacités de perception, c’est exactement un des enjeux de cette installation.

Outre la vidéo, le moyen d’expression de prédilection de Timo Herbst est le dessin qu’il pratique depuis ses débuts, en commençant par des croquis sur le vif de passagers de tram. Par la suite, il s’est attaché à restituer et transcrire dans des suites de dessins des mouvements complexes, comme les pas de Gene Kelly dans la séquence iconique de Chantons sous la pluie, les mains des chefs d’orchestre Carlos Kleiber et Valery Gergiev dirigeant Tchaïkovski ou une chorégraphie de William Forsythe.

Timo Herbst dessine au crayon, presque exclusivement sur papier japonais Washi qui, malgré son apparente fragilité, est très résistant, surtout lorsqu’il est employé en couches superposées comme dans les temples japonais. Ce papier est aussi le support de la fresque panoramique d’un mètre de haut et dix mètres de large à laquelle il a travaillé de longs mois et qu’il a exposée en juin dernier dans la Chaufferie de Fiminco. Ephemera retrace chronologiquement les mouvements sociaux, révolutionnaires et notamment pour la démocratie en Allemagne du XVe au XXe siècle en s’inspirant de représentations historiques de postures des corps et de témoignages au travers de sources que l’artiste a recherché dans des archives : journaux, tracts, affiches… Nous retrouvons ici le double sens du mot mouvement qui peut désigner une action individuelle ou collective, s’accompagnant dans les deux cas de gestes.

Pour prolonger les questionnements du dessin et y ajouter une troisième dimension, l’artiste a demandé à des personnes de son entourage comment une opinion se manifeste dans leur corps. Il a scanné ces postures et quelques gestes figurant dans la fresque pour en faire des sculptures 3D, en collaboration avec Marcus Nebe qu’il a connu pendant ses études à Leipzig. L’ensemble est complété par une animation vidéo sur un ventilateur LED, qui explore les fichiers des sculptures 3D pour leur donner encore une autre dimension.

Ephemera est en quelque sorte le complément d’un autre projet au long cours : Play by Rules, installations vidéo avec projections sur cinq écrans de scènes de manifestations et mouvements de foules (Place Taksim, Istanbul 2016, Sommet G20 à Hambourg, 2017, Hongkong 2019, manifestations antirusses à Paris et Berlin en 2022, entre autres). Timo Herbst s’y attache non seulement à établir une sorte de bibliothèque de gestes de protestations mais aussi à montrer comment ces mouvements sont véhiculés et manipulés par les médias, tout en plaçant le spectateur au cœur du dispositif et de l’action.

* Claire Revol, « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux, Ébauche d’une pratique rythmanalytique aux visées esthétiques et éthiques », Rhuthmos, 23 octobre 2019

 

Infos :

Kunstverein Giessen (exposition personnelle) du 9 mars au 20 avril 2024