Thao Nguyen Phan au Palais de Tokyo
Le soleil tombe sans un bruit est la première monographie en France de cette artiste née en 1987 à Hô Chi Minh-Ville. Une proposition sensible et poétique, qui explore les mémoires enfouies du Vietnam et leurs liens avec l’histoire française. Entretien avec la commissaire Daria de Beauvais.
Marie de la Fresnaye : A quand remonte votre découverte de l’artiste ?
Daria de Beauvais : Il m’est difficile de dater cette rencontre de manière précise, mais ce que je peux souligner c’est la première collaboration du Palais de Tokyo avec Thao Nguyen Phan lors de la 15ᵉ Biennale de Lyon, dont notre équipe curatoriale assurait le commissariat. Cette invitation nous avait permis d’entrer dans son univers singulier, et nous avons eu envie de prolonger ce dialogue. C’est ainsi que quelques années plus tard, nous avons choisi de lui consacrer une exposition monographique au Palais de Tokyo, lui permettant de déployer toute la richesse de sa démarche.
MdF : De nouvelles productions ont été engagées à cette occasion : quels partis pris vous ont-ils guidés ?
DdB : Sur la trentaine d’œuvres présentées, un tiers sont des productions inédites, réalisées spécialement pour l’exposition. Dès le départ, notre intention était de concevoir une exposition construite autour de plusieurs axes thématiques qui permettent de mettre en lumière les différentes strates de la pratique de Thao Nguyen Phan, tant sur le fond que sur la forme.
L’un des partis pris essentiels a été de mettre en avant l’histoire croisée du Vietnam et de la France, afin d’ancrer cette invitation dans le contexte spécifique du Palais de Tokyo, institution française ouverte sur le monde. L’artiste explore ainsi des épisodes historiques allant du XVIIᵉ au XXᵉ siècle, tout en tissant un dialogue avec l’histoire de l’art. Un exemple fort de ce travail de mise en relation : la figure de Diem Phung Thi, artiste moderniste vietnamienne (1920-2002) sur laquelle Thao mène des recherches depuis plusieurs années. Elle a d’ailleurs déjà présenté une partie de ce projet au Pirelli Hangar Bicocca à Milan en 2023 et à la Kunsthal Charlottenborg à Copenhague en 2024. Ce dialogue intergénérationnel et transhistorique s’enrichit aussi de la présence de l’artiste contemporain Truong Cong Tung, invité à présenter deux œuvres en résonance.
MdF : Le terme d’amnésie politique est récurrent chez l’artiste
DdB : La question de l’amnésie, de la mémoire et du récit officiel est au cœur de sa démarche. Thao Nguyen Phan s’attache à interroger ce qui est occulté, oublié ou effacé par les versions dominantes de l’histoire. Mais elle le fait avec une grande subtilité, en tissant des narrations alternatives, souvent poétiques, qui s’écartent volontairement de l’Histoire avec un grand H. Ce qui l’anime, c’est la possibilité de faire émerger d’autres voix, issues de la vie quotidienne, du folklore, de la tradition orale, de la littérature.
MdF : Un nouveau corpus de l’exposition s’articule autour de la figure du missionnaire et ethnologue Jacques Dournes. Qu’est-ce qui a retenu l’attention de Thao Nguyen Phan dans cette histoire ?
DdB : Jacques Dournes (1922-1993) a longuement vécu dans la région des Hauts Plateaux, au centre du Vietnam, auprès de la population Jaraï. Ce territoire revêt une signification particulière pour l’artiste, car c’est également la région d’origine de son mari, l’artiste Truong Cong Tung, invité dans l’exposition. Plusieurs de leurs œuvres sont liées à cet héritage géographique et culturel.
L’artiste s’est intéressée à ses archives, aujourd’hui conservées en grande partie à l’IRFA (Institut de recherche France-Asie), ainsi qu’au Musée du quai Branly, notamment pour les documents photographiques. Nous avons établi un dialogue avec ces deux institutions afin d’obtenir l’accès aux archives numérisées, sur lesquelles Thao a pu s’appuyer pour développer ce nouveau corpus, un travail d’aquarelle sur diapositives.
MdF : Un autre personnage historique traverse l’exposition : le prêtre jésuite Alexandre de Rhodes, à l’origine de l’œuvre « Voyage de Rhodes ». Pourquoi avoir intégré cette œuvre dans le parcours ?
DdB : Voyage de Rhodes est une œuvre préexistante, une œuvre majeure de l’artiste, que nous avons souhaité inclure car elle élargit encore davantage le spectre historique exploré par Thao Nguyen Phan. Elle y convoque la figure d’Alexandre de Rhodes, missionnaire jésuite qui a parcouru l’Asie au XVIIᵉ siècle, en retravaillant à l’aquarelle un fac-similé de ses récits de voyage. S’il est connu pour sa mission d’évangélisation, il a aussi joué un rôle crucial dans la romanisation de la langue vietnamienne, un processus qui ne s’achèvera qu’au XIXᵉ siècle, au moment de la colonisation française. Ce choix permet à l’artiste de croiser différentes strates de l’histoire coloniale et linguistique du Vietnam.
MdF. La vidéo « Reincarnations of Shadows » prend une nouvelle ampleur dans l’exposition avec un dispositif multi-écrans particulièrement immersif.
DdB : Effectivement, cette installation vidéo originellement conçue pour deux écrans a été déployée par l’artiste sur cinq écrans, avec l’ajout de nouvelles images. Reincarnations of Shadows devient ici une pièce maîtresse de l’exposition, à la fois visuellement puissante et émotionnellement dense. Il s’agit d’un hommage à Diem Phung Thi, artiste vietnamienne moderniste au parcours singulier : installée en France de la fin des années quarante au début des années quatre-vingt-dix, elle fut d’abord dentiste avant de devenir artiste, dans une trajectoire personnelle intimement liée à l’histoire politique de son pays. La vidéo fait notamment référence aux Accords de Paris en 1973, qui marquèrent un tournant dans la guerre du Vietnam. La voix off lit des extraits du journal de Diem Phung Thi, tissant un récit où se mêlent la petite et la grande Histoire, dans une narration à la fois sobre et profondément incarnée.
Cette œuvre constitue pour moi l’un des sommets de la pratique de Thao Nguyen Phan. Le titre, Reincarnations of Shadows, entre en résonance directe avec celui de l’exposition, Le soleil tombe sans un bruit, emprunté à un recueil de Yasunari Kawabata, écrivain japonais et prix Nobel de littérature, que l’artiste cite parmi ses influences. Il y a cette même volonté de révéler des pans oubliés ou négligés de l’histoire, mais toujours dans une forme de clair-obscur : un équilibre entre lumière et ombre, où rien n’est jamais tout à fait tranché, ni entièrement lisible.
MdF : Les femmes occupent une place importante dans cette saison du Palais de Tokyo. On sent d’ailleurs des correspondances subtiles entre les univers de Thao Nguyen Phan et de Vivian Suter. Était-ce une volonté affirmée de votre part ?
DdB : C’est une orientation que nous cultivons de manière consciente mais non systématique. Nous cherchons à construire des saisons qui aient du sens et de la cohérence, certaines correspondances se dessinent que le public peut capter librement.
Dans le cas de Thao Nguyen Phan et Vivian Suter, il existe effectivement des échos sensibles entre leurs œuvres, bien que leurs démarches soient très différentes sur le plan formel. La nature y tient une place centrale, mais pas comme simple décor ou sujet, elle est une force active au cœur même de leurs pratiques. Chez l’une comme chez l’autre, il y a cette même volonté de laisser une place à la sensation, à l’intuition, à une forme de perception organique du monde.
Thao Nguyen Phan
Le soleil tombe sans un bruit
Palais de Tokyo
Jusqu’au 9 septembre