TAYSIR BATNIJI - La mémoire de l’oubli

 

Première exposition monographique muséale, sous le commissariat de Frank Lamy et de Julien Blanpied, pour l’artiste franco-palestinien Taysir Batniji né à Gaza en 1966. Le parcours thématique au MAC/VAL permet de découvrir la cohérence du propos tout au long de 25 ans de création. Passant d’une pratique picturale à une pratique multimédia dans les années 2000, l’artiste fasciné par les images s’exprime au travers d’installations, vidéos, sculptures et dessins.

Identité, déplacement, traces, mémoire …

Le titre « Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse », extrapolé d’une phrase de Georges Perec[1], fait référence aux notions récurrentes de disparition, d’absence, d’arrachement et aux « presque riens » du quotidien.

Dans le corridor menant à l’exposition, le visiteur plonge dans le journal intime de Taysir Batniji, avec un ensemble d’une centaine d’images réalisées pendant le premier confinement. « Un enfermement dans l’enfermement » nous avouera –t-il. Cette œuvre intime et existentielle est une parfaite introduction au travail métaphorique et symbolique de l’artiste qui part de son cas personnel pour ouvrir la réflexion à une portée universelle. Et comme le soulignait le critique d’art John Berger, « les images permettent de faire revivre les apparences de quelque chose d’absent ».

Comment se construire face aux désastres du monde ?

Avec une pratique pluridisciplinaire, souvent sérielle et conceptuelle, où les pièces se font écho tout en étant imprégnées des courants avant-gardistes occidentaux, l’artiste rend compte d’un vécu et d’une histoire. Souvenirs visuels, sonores et olfactifs.

Dès l’entrée de l’exposition, la question de l’identité est abordée avec ID project, récit de ses tribulations dans le but d’une naturalisation française, avec un passeport mentionnant une nationalité « undefined », une identité palestinienne non officiellement reconnue. Un être sans-état jeté dans l’errance.

Un bruit de détonations régulières résonne dans tout l’espace. Dans une de ses six vidéos, Bruit de fond, l’artiste nous fixe sans tressaillir, stoïque, et nous invite à être les témoins des bombardements de 2006. Avec Gaza Walls, les traces laissées sur les murs, après l’arrachement des portraits de martyrs, sont une autre évocation par l’absence. Ces cadres vides, comme la grille des scotchs de l’œuvre Absence, font référence au groupe Support/ Surface.

Traces visibles d’images invisibles

La série To my brother est un émouvant hommage, sans aucune commisération, à son frère tué lors de la première intifada de 1987. Des gravures à la pointe sèche de scènes de familles sont retranscrites d’après des photographies, en blanc sur blanc, telles des images spectrales.

Autre questionnement récurrent, celui des deux sphères publiques et privées qui s’entrecroisent sans cesse. Dans la série Pères les photographies des patriarches, fondateurs de commerces, restent accrochées au mur des échoppes parmi les rayonnages de produits divers.

Taysir Batniji porte un regard constant sur son environnement, et la question du paysage et des déplacements transparaît dans de nombreuses œuvres, tantôt sous forme documentaire, tantôt onirique, se refusant à toute sorte de prosélytisme. La série des Watchtowers, ensemble d’images de miradors israéliens, rappelle celle des châteaux d’eau de Bernd et Hilla Becher, bien que prises de façon maladroite, en urgence, au vu de la dangerosité de la démarche du photographe mandaté. Autre citation formelle de l’histoire de l’art avec Fenêtre en voyage, où un fragment de ciel ficelé sur un châssis évoque bien évidemment le traité de Leon Battista Alberti en 1435, mais aussi les travaux de Pierre Buraglio ou du collectif IFP.

Au temps suspendu, évoqué par un sablier couché, répond la vidéo Voyage impossible, où l’artiste déplace infatigablement un tas de sable de part et d’autre d’une ligne invisible. Une valise emplie de sable est posée plus loin, illustrant les vers de Mahmoud Darwich « Ma patrie est une valise ».

Et pourtant l’artiste ne se départit pas d’un certain humour (noir), notamment avec la célèbre série GH0809#2, Gaza Houses, créant un décalage entre le mode de présentation d’une agence immobilière et le sujet représenté dans ces images de maisons détruites par les bombardements.

Réminiscences et récurrence du motif des clefs, avec la réplique en verre du trousseau de sa maison à Gaza. Dépossession et itinérance contrainte mais espoir d’un possible retour. Son atelier nous est présenté dans une installation performative Hannoun où un « champ de coquelicots », hommage aux impressionnistes avec 250 copeaux de crayons rouges parsemant le sol, rend l’espace impénétrable. Allusion à l’enfance mais aussi souvenir de combattants morts pour la liberté. Une autre œuvre à caractère performatif, No condition is permanent montre un empilement de blocs de savons sur lesquels l’artiste a gravé le dicton arabe « rien est permanent », adage apportant un bien fragile espoir puisque la matière est possiblement vouée à la dissolution.

A chaque nouvelle série correspond un protocole dédié. La déambulation se poursuit laissant percevoir des dessins et aquarelles illustrant des objets porteurs de sens réalisés de mémoire, ou encore des images mentales inspirées par des souvenirs. Elle s’achève avec l’œuvre essentielle Pas perdus, relevés d’empreintes de pas sur ses trajets habituels, qui ne sont pas sans rappeler les images du premier pas sur la lune et la conquête spatiale par l’homme.

Décrire à minima, donner à imaginer

Cette œuvre protéiforme est un dialogue permanent entre politique et art, invitant à prendre une certaine mesure du temps tout en évoquant l’histoire d’un peuple. Avec sobriété, poésie et économie de moyens, l’artiste garde une certaine distance avec la réalité et tisse inlassablement des fils entre privé et public, concret et abstrait, visible et invisible.

Une œuvre forte et pourtant fragile, d’une grande sensibilité, qui nous touche immanquablement.

[1] Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974


Infos :

Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse

MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne

Place de la Libération, Vitry-sur-Seine

Jusqu’au 9 janvier 2022