Qui n’a un jour entendu parler de Marfa, la ville mythique par excellence pour tout passionné d’art contemporain ?
Cette petite ville de 2000 habitants dans le Texas profond, à plus de six heures de route de San Antonio, est située sur un plateau à 1400m d’altitude dans le désert de Chihuahua, proche de la frontière mexicaine, en plein Far West. Un véritable voyage initiatique au cours duquel il vous sera donné de découvrir un paysage ponctué de ranchs, d’éoliennes et de troupeaux de bovins. Tout l’imaginaire du western prend forme. Cette terre aride aux couleurs chaudes est baignée d’une lumière naturelle indescriptible et les ciels changeants y sont fascinants de l’aube au coucher du soleil.
Marfa, fondée en 1880 était en premier lieu un point de ravitaillement en eau pour les longs trains de marchandises de la Southern Pacific reliant Houston à Los Angeles. Ces trains interminables la traversent encore aujourd’hui quatre fois par jour dans un hurlement saisissant. La ville se développe ensuite grâce aux nombreux ranchs dans les alentours et l’installation d’une base militaire pendant la 2e guerre mondiale, puis décline dans les années 50 pour devenir une ville-fantôme jusqu’à la venue du réalisateur Georges Stevens en 1956 pour le tournage du film culte « Giant » avec Elizabeth Taylor et James Dean. L’hôtel El Paraiso, QG de l’équipe de tournage, en atteste encore avec ses murs couverts d’images retraçant les différentes scènes.
Dans les années 70, le pionnier américain du minimalisme Donald Judd, fatigué par la vie trépidante de New York et souhaitant montrer ses œuvres de façon permanente, part à la recherche d’un lieu approprié dans le sud des Etats-Unis. Traversant le désert Chihuahua, il est séduit par l’immensité, le calme et la lumière régnant dans cette région ouest du Texas. Il décide alors de s’installer à Marfa et achètera au total une quinzaine de propriétés dont certaines ne sont pas encore réhabilitées et ouvertes au public, tel un projet de résidences d’artistes encore à l’étude.
Mais qui était en vérité Donald Judd ? Nous entrerons pleinement dans son univers en visitant la Fondation Judd dirigée par ses enfants.
Après des études de philosophie, d’histoire de l’art et avoir exercé comme critique d’art, Judd commence par peindre des toiles abstraites. L’expressionisme abstrait est de rigueur à cette époque. Insatisfait par la planéité de la toile, il se consacre alors à la construction de volumes géométriques aux couleurs industrielles (le rouge de cadmium tout particulièrement), avec des matériaux modestes ( contre-plaqué, acrylique et aluminium) et devient l’un des fondateurs du nouveau courant minimaliste. Ses recherches portent sur les formes simples, les volumes, les matériaux divers en dialogue avec l’espace environnant la lumière et l’architecture. Ses premières pièces sont réalisées avec l’aide de son père menuisier. Grand théoricien, il applique des règles strictes afin d’éviter tout illusionnisme et développera ses principes dans de nombreux domaines (architecture, design). Seul écart à cette rigueur, sa passion pour la cornemuse, qu’il pratiquera avec ses amis musiciens.
En 1973, Judd achète un quartier situé dans le centre de Marfa, face à une usine aujourd’hui distillerie, qu’il ceint de hauts murs en adobe selon les techniques de construction locales. La cour intérieure, en forme de U, est réalisée selon ses plans, où géométrie et symétrie sont les mots clefs. Tout est dessiné par l’artiste : une piscine en béton, le mobilier de jardin, sans oublier un potager et un alignement parfait de pruniers à l’arrière du bâtiment. Deux hangars sont destinés à la monstration de ses œuvres et à une bibliothèque immense comportant plus de 13.000 volumes organisés de façon très méthodique par thématiques – mathématique, sciences, architecture, histoire de l’art, musique, biographies d’artistes classées par ordre alphabétique et par pays. L’ex-maison de l’intendant de la manufacture deviendra sa résidence privée, et chaque meuble sera conçu par l’artiste, y compris le mobilier de cuisine et de salle de bain.
En 1989, Judd achète l’ancienne Marfa National Bank de style art déco, construite par l’architecte allemand L. G. Knipe en 1925, et la transforme en espace de travail et bureaux. Il y présente sa collection personnelle de meubles et d’œuvres modernistes d’Alvar Aalto, Josef Albers, Ludwig Mies van der Rohe, Gerrit Rietveld, and Theo van Doesburg. Son bureau a été préservé tel qu’il l’a laissé en 1994, suite à sa mort brutale à l’âge de 65 ans, avec les plans de futurs bâtiments et de pièces d’ameublement étalés sur les tables de travail. La Cobb house, achetée la même année, sera consacrée à l’accrochage de ses premières peintures abstraites réalisées entre 1956 et 1958.
En 1990, il prend possession d’un ancien supermarché qui deviendra son atelier, où l’on découvre ses échantillons de matériaux, nuanciers de couleurs, ses dessins d’une grande précision et ses prototypes.
En 1991, Judd acquiert une imprimerie et l’hôtel adjacent dans l’idée d’y présenter ses tirages et dessins. Aujourd’hui les bureaux de la fondation ont pris possession des lieux et les archives y sont conservées.
Mais parallèlement, avec l’aide de la DIA Art Foundation, Judd achète en 1978 les 34 bâtiments et terrains de la base militaire, Fort D.A. Russell, dont deux hangars un hôpital et des baraquements, qui après des transformations, deviendront la Fondation Chinati, du nom des monts Chinati se dressant non loin. Ce musée ouvrira ses portes au public en 1986 afin de montrer les œuvres de grande dimension de Judd et celles de ses amis Dan Flavin et John Chamberlain dans un premier temps.
Le clou de la visite, à la Fondation Chinati, reste la série One Hundred Boxes in Mill Aluminum dans les deux hangars parcourus sur toute leur longueur par de grandes baies vitrées qui laissent entrer les rayons du soleil illuminant les 100 caisses d’aluminium usiné, évidées ou non, où se reflètent le ciel et le paysage. Judd devient l’architecte de ses environnements. L’effet de perspective est saisissant puisque tous les éléments cubiques, bien qu’ils soient de taille parfaitement identique, paraissent de taille différente. Par les jeux de lumière, une immersion magique qui reste difficile à retranscrire.
Désolée Monsieur Judd, une grande émotion face à ces 100 cubes irradiant de lumière ! De fait, l’artiste ne considérait ses œuvres ni comme des peintures, ni comme des sculptures mais simplement des « objets spécifiques » dénués de toute narration, de toute référence à une quelconque réalité. Pour lui, l’art devait « être simplement intéressant » et ne donner lieu à aucune sensation…
Autre choc lorsque nous pénétrons dans les six baraquements militaires où Dan Flavin a installé ses néons fluorescents, créant pour chacun une ambiance particulière. En superposant différemment les néons de couleur variable, il irradie l’espace avec le spectre de la lumière. Les deux artistes ont été très amis de tout temps et Donald Judd appellera d’ailleurs son fils Flavin. D’autres œuvres d’artistes de la collection seront installées ultérieurement, avec celles de David Rabinowitch, Roni Horn, Ilya Kabakov, Richard Long, Carl André, Claes Oldenburg et Coosje Van Bruggen. Nous poursuivons la visite, dans l’ancien hôpital militaire où Robert Irving a imaginé « dawn to dusk » en 2016, et transformé l’espace en une traversée expérimentale de la lumière, un parcours jouant sur la gradation de la lumière au fil du passage des portes en enfilade.
A chaque œuvre, un bâtiment est dédié. Les 22 sculptures de John Chamberlain, réalisées en tôle de voitures, conversent joyeusement dans un ancien entrepôt.
Pour clore la visite, nous avons rendez-vous sur l’ancien terrain de polo du fort, où les quinze parallélépipèdes en béton de Donald Judd sont agencés sur près de deux kilomètres, découvrant des horizons et des perspectives infinies avec des projections d’ombre dessinant d’autres formes au sol.
Grâce à la fondation à but non lucratif Ballroom Marfa, dans une ancienne salle de bal des années 20, l’endroit a depuis attiré d’autres artistes comme le duo Elmgreen et Dragset et sa « Prada Marfa » boutique impénétrable et pourtant fièrement posée depuis 2005 le long de la Highway 90, en plein désert, à une cinquantaine de kilomètres de la ville, mirage de notre société consumériste. Ou encore Haroon Mirza qui installe à la sortie de la ville « stone circle », de la série des « Symphonies solaires » : un cercle constitué de 8 blocs de marbre noir, inspiré par les mégalithes de Stonehenge érigés par les humains et utilisés pour des pratiques mystérieuses liées à la communion avec la Terre, générant lumière et son électronique. Une dizaine de galeries d’art et une librairie avec une sélection incroyable d’ouvrages sur la région, l’art contemporain et la poésie ont ouvert depuis les années 2000. Un « hub arty » au milieu de nulle part !
Vous l’aurez compris, on ne vient par hasard à Marfa et « si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer » pour utiliser les mots de Voltaire. Une belle endormie qui se transforme de temps à autre en un centre culturel dynamique, accueillant outre les arts plastiques, festivals de musique ou de cinéma… Depuis peu, des écoles d’art européennes, dont l’ESBA de Nantes qui a installé non loin de là des trailers pour ses étudiants, sur un terrain de 7 hectares, afin qu’ils puissent venir en résidence se confronter aux particularités de ces paysages arides, infinis, calmes et hors du temps, en symbiose parfaite avec la rigueur du minimalisme.
Seules les pelotes d’herbe jaune continuent inlassablement leur danse échevelée le long des routes…
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Who has never heard of Marfa, the mythical city for all contemporary art ardors?
Marfa is a small city of 2,000 inhabitants in Texas, at a six-hour drive from San Antonio. Located on a plateau at 1400m above sea level, this city resides in the Chihuahua Desert near the Mexican border in the Far West. During this in-depth journey, one can discover a landscape marked by ranches, wind turbines and herds of cattle. The entire western imagination begins to take shape. This arid land of warm colors is bathed in sublime natural light and changing skies that are fascinating from dawn to sunset.
Marfa, founded in 1880, was initially a water supply network providing for long freight trains of the Southern Pacific, connecting Houston to Los Angeles.
To this day, these trains continue to cross Marfa four times a day in startling howls. The city then flourished thanks to its neighboring ranches and a military base which was installed during WWII. Sequentially, during the 50s, Marfa became a ghost-town. It was reanimated in 1955, with the arrival of Georges Stevens, the director of the cult film “Giant” featuring Elizabeth Taylor and James Dean. “El Paraiso” hotel, which headquartered the film crew back-then, still proves their presence, having its walls covered with images depicting the different scenes until today.
During the seventies, Donald Judd, the American pioneer of the minimalism, being tired of his hectic life in New York, went on the lookout of a suitable place to settle and permanently display his work. Crossing the Chihuahua Desert, he was seduced by the vastness, the calm and the light that reigned on this western Texian region. He then decides to settle in Marfa and acquires fifteen properties, some of which were not yet rehabilitated and open to the public, such as residences dedicated for artists.
So, who was really Donald Judd? We enter his universe by visiting the Judd Foundation run by his children.
After studying philosophy, and art history and working as an art critic, Judd began compositing abstract paintings. Abstract expressionism was paramount during this period. Dissatisfied with the flatness of the canvas, he devoted himself to the construction of geometric volumes using industrial colors (cadmium red in particular), modest materials (plywood, acrylic and aluminum), and thus became one of the founders of the new minimalist trend. In his research, he focuses on simple forms, volumes, and diverse materials in dialog with his surroundings, light and architecture. His first pieces were made with the help of his father, a carpenter. As a great theorist, he applied strict rules to avoid illusionism and developed principles also in other fields (such as architecture and design). The only deviation from this rigor was his passion for bagpipes, which he practiced with his musical friends.
In 1973, Judd purchased a central district in Marfa, facing a factory –now distillery– which he surrounded by high adobe walls, a local construction technique. The inner U-shaped courtyard, was built according to his plans, where geometry and symmetry were key. Every element was designed by the artist, including a concrete swimming pool, garden furniture and a vegetable patch with plum trees perfectly aligned behind the building. Judd dedicated two warehouses to display his works and an immense library comprised of more than 13,000 volumes organized by themes, (mathematics, science, architecture, art history, music, and artist biographies (classified by alphabetical order and by country). The former factory manager’s house became his private residence, where he designed every piece of furniture even for the kitchen and the bathroom.
In 1989, Judd acquired the old Marfa National Bank, which was originally built in an Art Deco style by German architect L. G. Knipe in 1925. The artist transformed it into workspace and offices, where he displays his personal collection of furniture and modernist works by Alvar Aalto, Josef Albers, Ludwig Mies van der Rohe, Gerrit Rietveld, and Theo van Doesburg. Following his brutal death in 1994 at the age of sixty-five, his office was preserved as it was with his plans for future buildings and pieces of furniture. The Cobb house, purchased in the same year, was devoted to his first abstract paintings produced between 1956 and 1958.
In 1990, he acquired an old supermarket and turned it into his workshop. In this space, one can observe his material samples, color swatches, his highly precise drawings and his different prototypes.
In 1991, Judd acquired a printing facility and its adjacent hotel to display his prints and drawings. Today, the Judd Foundation preserves its archives in these spaces.
In 1978, in collaboration with the DIA Art Foundation, Judd purchased thirty-four buildings and grounds of the military base Fort DA Russell, which included two warehouses, a hospital and barracks. After renovation, these facilities housed the Chinati Foundation, a name based on the Chinati mountains nearby. The foundation opened to the public in 1986, showcasing Judd’s large-scale works and those of his friends Dan Flavin and John Chamberlain as a first step.
“One Hundred Boxes in Mill Aluminum” was the highlight of the visit at the Chinati Foundation. The series was displayed in two warehouses: large glazed openings diffused the sun’s rays, illuminating the aluminum cases (whether hollowed out or not) on which the sky and the landscape were reflected. Judd became the architect of his surroundings. The perspective illusion was striking: all the cubic elements, although perfectly identical in size, appeared to vary in size. Through a play of light, this magical immersion remains difficult to transcribe.
My apologies Mr. Judd, a great emotion in front of these 100 cubes radiating light! In fact, the artist considered his pieces as « specific objects » rather than paintings or sculptures, clear of any narrative, reference and reality. According to him, art should not evoke any emotion, but rather « be simply interesting ».
Whenever one enters these six military barracks, he faces another shock: Dan Flavin created a unique atmosphere by installing neon florescent lights.
By superimposing colored neon lights, the artist irradiated the space. The two artists were lifelong friends; Donald Judd named his son Flavin. Other works from the collection were installed later on, along with those of David Rabinowitch, Roni Horn, Ilya Kabakov, Richard Long, Carl André, Claes Oldenburg and Coosje Van Bruggen. We continued the visit in the ancient military hospital where Robert Irving imagined « dawn to dusk » in 2016. He transformed the space into an experimental crossing of light, a journey through which lights are adjusted according to motion past the doors.
A building was dedicated to each art work. Chamberlain’s twenty-two sculptures, made of metal car sheets, conversed happily in an old warehouse.
In order to end the visit, we were on the old polo field in the fort, where fifteen concrete parallelepipeds, displayed over nearly two kilometers, offered infinite horizons and perspectives alongside playful shadows and lights.
Ballroom Marfa, a non-profit foundation –located in a 1920 ancient ballroom–attracted artists such as the duo Elmgreen and Dragset and their impenetrable yet proudly posed “Prada Marfa” boutique. Since 2005, this boutique was located along Highway 90 in the middle of the desert and about fifty kilometers from the city; a mirage of our consumerist society. Moreover, Haroon Mirza installed, at the exit of the city, his “Stone Circle” from the series « Solar Symphonies ». Inspired by the Stonehenge, megalithic sculptures erected by humans and used for mysterious practices (linked with the communion with Earth), the artist constituted his circle out of eight blocks of black marble, which generated light and electronic sounds. Since the 2000s, ten art galleries and a bookstore containing an incredible selection of works on this region, on contemporary art and on poetry, have opened here. An « artistic hub » in the middle of nowhere!
One does not come to Marfa by chance, and as Voltaire puts it « if it did not exist, it would be necessary to invent it ». A sleeping beauty that transforms occasionally into a dynamic cultural center, welcoming works of arts and music and film festivals. Recently, European art schools, including ESBA Nantes, have installed trailers on a seven-hectares area not far from there. This enables their students to encounter the particularities of these arid, infinite, calm and timeless landscapes, in perfect symbiosis with the rigor of minimalism.
Tirelessly, yellow ragweeds continue their disheveled dance along the roads.
Translation by Lea Oueidat
In partnership with Paris College of Art