Rencontre avec Sophie Auger-Grappin, directrice du centre d'art, le Creux de l'Enfer (Thiers)
Rencontre avec Sophie Auger-Grappin, directrice du centre d'art, le Creux de l'Enfer (Thiers)
Nous retrouvons Sophie Auger-Grappin non plus au Centre d’art de l’Onde dans les Yvelines mais en Auvergne à Thiers où elle a pris la direction du centre d’art contemporain le Creux de l’Enfer, situé vallée des Usines. Un défi à plus d’un titre dont elle nous rappelle les enjeux et qui rejoint son engagement pour la création contemporaine.
1. Quel(s) challenge personnel et professionnel représentait le Creux de l’Enfer après de nombreuses années passées en région parisienne, à Micro Onde notamment ?
J’ai vécu 23 ans à Paris et, depuis 10 ans, poursuivi une très belle aventure de programmation et de production d’expositions d’art contemporain à Micro Onde, centre d’art de l’Onde. Il s’agissait de faire cohabiter un lieu d’art contemporain au sein d’une scène de spectacle vivant et de le faire exister, ce qui représentait un vrai challenge. Autre contexte pas si simple des parisiens qui tous les matins s’expatrient en banlieue par les transports en commun, une lassitude qui devient vite schizophrénique entre l’univers personnel et professionnel.
J’avais découvert le Creux de l’Enfer à la fin de mes études, en 1999-2000, ayant consacré un mémoire autour de 2 lieux, Vassivière centre d’art contemporain situé au milieu de ce lac artificiel et le Creux de l’enfer, situé dans une ancienne usine de coutellerie qui présentait des similitudes, dont la signature architecturale du cabinet Aldo Rossi associé à Xavier Fabre. Même si je n’étais pas revenue au Creux de l’Enfer, j’en gardais un souvenir puissant et j’ai tout de suite été interpelée quand j’ai vu qu’ils cherchaient un responsable, d’autant plus qu’il me semblait que le lieu était un peu sorti des radars, sentiment partagé autour de moi. Cela arrivait à un moment où j’avais envie de prendre un peu de large vis à vis de la vie parisienne, et de réinventer quelque chose.
J’ai postulé et ai pu échanger avec des personnes remarquables pour préparer ma candidature, comme la conseillère aux arts plastiques et le directeur à la culture de la ville de Thiers. Une ville médiévale et renaissance magnifique, accrochée sur une falaise mais excentrée, et qui a vu sa gare fermer ces dernières années et son centre ville se désertifier au profit des zones commerciales.
Le Creux de l’Enfer est situé dans la vallée des Usines, très encaissée, comme c’était le cas initialement pour toutes les usines situées au pied de la rivière recherchant la force motrice de l’eau. Il a été rénové il y a 30 ans pour y installer un centre d’art contemporain, ce qui fait écho à la belle époque des centres d’art nés d’une volonté politique d’état très forte à l’initiative de Jack Lang, et d’une volonté politique municipale et artistique locale sur l’impulsion d’artistes, suite à un symposium de sculptures métalliques. Globalement, et à l’exception d’une autre usine rénovée, la vallée des usines n’est faite que de bâtiments désaffectés et se trouve nimbée d’une sorte d’ambiance post-romantique aussi fascinante qu’inquiétante, avec la présence d’éléments naturels très forts, comme cette gorge encaissée qui fait face aux fenêtres du Creux de l’enfer. L’usine même est accrochée sur un rocher brut visible dans le bâtiment et quand j’y suis retournée j’ai eu le même choc esthétique 20 ans après !
J’ai compris aussi qu’il s’agissait de réécrire une page à différents niveaux pour que ce centre d’art soit remis dans le circuit en termes de production et de prise de risque vis à vis de jeunes artistes avec un chantier conséquent concernant l’état du bâtiment. Il s’agit, pour commencer, d’établir un diagnostic sur le bâtiment et ses mises au normes. En terme d’équipe, j’ai pu réorganiser et externaliser certaines fonctions pour pouvoir me consacrer pleinement au projet. Sur un plan personnel, je suis arrivée il y a 9 mois avec ma famille dans cette belle ville d’Auvergne et nous sommes ravis !
2. La nouvelle configuration spatiale et programmatique du lieu en cohérence avec votre projet : genèse et enjeux
Quand je suis arrivée j’ai voulu dans cette 1ère exposition donner les pistes de travail et de réflexion qui allaient animer mon programme, à commencer par l’invitation offerte à Hélène Bertin (prix Aware 2019) pour repenser la zone d’accueil, un lieu non qualifié fait de mobilier de récupération, assez impersonnel. La 1ère étape visait à mettre en confiance le visiteur, qu’il vienne chercher des expositions d’art contemporain ou visiter l’usine sur le parcours touristique de la région et de la ville. Faciliter ce lien, prendre le temps de s’asseoir, de déguster une consommation, et également apporter du confort pour les agents d’accueil. Après avoir travaillé avec Hélène Bertin dans le cadre des résidences artistiques de la Borne que j’ai mis en place pendant 5 ans, et à la suite de son exposition passionnante sur Valentine Schlegel au CAC Brétigny, il m’a semblé intéressant de l’inviter à imaginer librement du mobilier pour les agents d’accueil, le public et tout ce qui gravite autour : livres à consulter qu’elle a choisis, porte-manteaux, et des puzzles en céramique pour les enfants. Une œuvre généreuse et agréable à vivre qui marque mon envie d’ouverture à tout type de public, engagé ou non pour l’expression contemporaine. Cette invitation manifeste dès le 25 octobre sera renouvelée tous les 3 ans pour repenser l’espace d’accueil et le confier à un nouvel artiste.
En parallèle j’ai aussi invité les artistes à concevoir une sorte d’offrande au lieu, que j’ai trouvé éprouvé et abîmé par le temps, comme ce calcaire sur les fenêtres, qui obstruait complètement la vue à l’extérieur. Avec l’équipe, nous nous sommes retroussé les manches pour nettoyer l’ensemble des vitres, ce qui représentait une large surface. C’était important, notamment pour l’œuvre de Flora Moscovici, une peinture environnementale totale qu’elle a réalisée sur les cimaises de l’étage. Cette peinture de Flora établissait un lien visuel direct avec le paysage environnant.
Autre premier geste important : à travers l’invitation à Anne Laure Sacriste d’occuper la grotte. Un lieu exceptionnel qui avait été occupé dans les années 1990 par notamment George Trakas ou Ann Veronica Janssens (carré d’argent marouflé) sous l’impulsion de Laurence Gateau, alors directrice du centre d’art, et qui laisse encore des souvenirs prégnants dans la mémoire des artistes et des visiteurs. Cet espace semi troglodytique, très puissant, très apprécié des artistes, avait été transformé en espace de projection vidéo et avait perdu de son âme. J’ai déplacé l’espace vidéo en mezzanine pour que ce lieu redevienne un lieu d’exposition à part entière, ce qui me donnera l’occasion de développer 2 invitations simultanées, une invitation grand format, et une autre plus spécifique et contextuelle.
3. Projets à moyen et long terme
J’ai beaucoup de pistes à développer.
– En terme de restauration tout d’abord :
Concevoir annuellement un belvédère, ce qui consiste à pouvoir investir la terrasse, très appréciée du public, dominant la vallée des Usines avec une mise aux normes qui s’impose, ce qui a condamné aujourd’hui provisoirement son accès. J’espère d’ici 2 ans pouvoir lancer cette invitation à occuper pleinement la terrasse au travers d’invitations à des designers ou architectes qui auront pour mission de concevoir des œuvres visibles depuis la route en contrebas. Un signal fort que je vais devoir concrétiser par des moyens matériels.
Parmi d’autres projets en route, lancer un appel à participation pour rénover le Pont-Epée de George Trakas, une œuvre fondamentale, pensée initialement comme un pont-miroir pour refléter la cascade, et qui, aujourd’hui, 30 ans après, ne fonctionne plus. Cette rénovation est prioritaire pour moi dans l’identité même du lieu. De plus et concrètement les menuiseries doivent être restaurées, la marquise requalifiée a minima, et toute la façade restaurée dont l’enduit n’est plus étanche.
– Les invitations de production lancées à des entrepreneurs locaux :
C’est un travail de longue haleine de comprendre les différentes échelles du tissu entrepreneurial du territoire, au stade artisanal et des entreprises. Nous avons commencé à collaborer par le biais de la résidence art & entreprise développée par le ministère de la culture, avec l’accueil en 2018 de l’artiste Charlotte Charbonnel au sein d’une coutellerie, l’entreprise Claude Dozorme, dans le Puy de Dôme. Résidence qui se passe très bien et se poursuit en 2019. Une démarche que je souhaite continuer pour initier de véritables expériences de partage autour de ce savoir faire et d’autres domaines autour de la plasturgie ou du travail du métal. Autant d’hypothèses de travail à expérimenter.
4. Les rencontres décisives de votre parcours
J’ai rapidement compris lors de mes études (histoire de l’art et arts appliqués) que je souhaitais travailler autour de l’accompagnement d’artistes vivants. Défendre la création contemporaine et vivre avec les personnes de son temps était une intuition à mes 20 ans qui aujourd’hui à bientôt 42, m’apparaît toujours une évidence. Travailler dans un centre d’art contemporain, c’est œuvrer avec des personnalités qui prennent de grands risques, les artistes, qui sont complètement impliqués dans une expérience personnelle de recherches très variées et souvent étonnantes. Je trouve que les artistes sont les meilleurs médiateurs pour nous ouvrir sur les richesses de ce monde que ce soit la science, la géographie, l’archéologie, l’histoire, … par leur intense curiosité.
Je travaille aujourd’hui passionnément avec eux, sans occulter au quotidien tous les problèmes rencontrés pour faire exister un projet.
Je ne remets jamais en compte les questions initiales qui m’ont décidée à m’engager pour la création contemporaine. J’en suis intimement convaincue et j’aime le partager au quotidien. Un centre d’art contemporain est le meilleur médiateur pour le faire, même si c’est d’autant plus difficile aujourd’hui que d’autres structures s’y emploient, mais pour servir le marché. Nous sommes un lieu public et n’avons pas ces prérogatives là. Dans un second temps, si le travail de l’artiste trouve preneur tant mieux, mais cela ne constitue pas la première des motivations. Notre métier est d’accompagner à la création et sensibiliser le public, c’est un métier formidable, avec un public parfois le plus éloigné de la culture.
5. Une citation qui vous anime
Elles sont nombreuses et pas plus tard qu’hier je me faisais la remarque que c’était toujours par hasard qu’on écrivait son destin ; aujourd’hui c’est à la curiosité et l’ouverture que je pense et qui m’anime dans mon travail : ne demandez jamais quelle est l’origine d’un homme ; interrogez plutôt sa vie et vous saurez ce qu’il est.
Par Marie de La Fresnaye
Infos :
Univers encapsulés, Vivien Roubaud
La Grotte, Laurie Dall’ Ava
jusqu’au 2 juin
Le centre d’art contemporain le Creux de l’enfer est membre de AC//RA Art contemporain en Auvergne — Rhône-Alpes,
d.c.a / association française de développement des centres d’art
et C-E-A / Association française des commissaires d’exposition.