Raphaël Tiberghien : ruser le langage

 

Par Alice Truc13 décembre 2020In Articles, Portrait, 2020

 

À l’orée du langage, des formes plastiques et de l’écriture : c’est ici que Raphaël Tiberghien se tient en équilibriste. Diplômé et félicité des Beaux-Arts de Paris en 2013, l’artiste arpente au fil des expositions et depuis son atelier du Houloc (1) nos paysages contemporains. Promeneur attentif à leurs reliefs historiques, idéologiques et médiatiques, il sème sur son chemin des sculptures, des signes et des sons, en inlassable avaleur de sentiers pour qui « derrière une butte peut-être / se tiendrait un poème » (2). Dans une simplicité formelle volontaire, Raphaël Tiberghien cristallise œuvre après œuvre les problématiques complexes d’une pensée en actes, piquée d’ironie, riche de déplacements et toujours pénétrée de poésie. Il est aujourd’hui l’un des vingt-deux artistes invités par Artaïs à participer à une vente de multiples en ligne, organisée pour soutenir leur travail tout au long de la nouvelle période de confinement.

Commencée en 2017, alors que les commissaires Licia Demuro et Clothilde Bergemer l’invitent à travailler sur la citation pour l’exposition « Pourparlers et autres manipulations » présentée au doc ! à Paris, la série Le Capital ponctue depuis lors ses réflexions de petits galets de céramique. Chacun de ces galets sédimente de multiples strates – de valeurs, de techniques et de temps historiques fondateurs pour nos sociétés. Leurs formes d’argile s’inspirent des premières tablettes de comptabilité rédigées en cunéiforme et évoquent la fonction administrative et utilitaire des premiers temps de l’écriture. À rebours des techniques modernes d’impression, ces galets ont ensuite été marqués – à la main, à l’aide de plombs d’imprimerie – d’une série de courts extraits du Capital de Karl Marx. Par le geste de la cuisson de la céramique, ce qui était une pensée vivante, animée et politique, durcit, coagule et se fragmente dans un même mouvement de réification délétère. Ainsi incarnée dans la matière, l’œuvre intellectuelle accède au statut d’objet de consommation, marchandise d’autant plus séduisante que ses couleurs sont vivantes et ses émaux brillants. À l’heure de la communication et des jeux de récupération infatigable d’un capitalisme devenu néo-libéral, le discours marxiste se désagrège en éléments de langage, en petits slogans publicitaires vidés de tout potentiel révolutionnaire.

Raphaël Tiberghien aime ainsi prendre le monde à rebrousse-poil. Ses œuvres nous invitent aux déplacements, se forment dans la matière mais aussi dans des temporalités, des rythmes et des mouvements. L’artiste ne se contente en effet jamais des mots : c’est avec le corps qu’il crée, qu’il pense ; c’est aux corps qu’il s’adresse, en acteurs et en interprètes. Ses œuvres résonnent des échos de voix sculptées dans la matière – celle de l’artiste (La Poussière) ou celles qu’il recueille (Le Soulèvement des objets). Elles naissent d’une production physiologique inépuisable (Sécrétions), des particularités physiques de son regard créées par une tâche dans sa vision (L’Œil malade). Elles s’animent, tournent littéralement en rond, exigent des gestes d’interprétation. Le corps du public doit se pencher, sélectionner, mettre en relation, parfois jusqu’à la mise en scène théâtrale (Velato). Raphaël Tiberghien travaille alors les rapports entre différents espaces ; ceux qui nous contiennent (Une Chambre à soi) et ceux que nous pouvons contenir – parfois jusqu’à la disparition, grâce par exemple à un poing fermé sur un galet du Capital.

Chaque œuvre encourage ainsi au pas de côté. Celui-ci peut être critique tout autant que poétique : les slogans du Capital tiennent aussi de l’aphorisme. Tout à la fois lecteur et auteur, Raphaël Tiberghien se promène entre les lignes, s’abandonne au plaisir de manipuler les phrases, traque leurs ambiguïtés et leurs brèches pour en ouvrir le sens. Éditeur et sculpteur, il spatialise son écriture, l’enrichit et la brouille dans la multiplicité des sons, des couleurs, des formes et des mémoires mises en jeu aux creux des empreintes (Poèmes manufacturés, Satala…). L’artiste nous confronte par les sens à un « exercice de lecture », attaché à mettre en défaut (3) le langage – celui qui s’use dans ses propres conventions, qui impose silencieusement des structures totalisantes. Raphaël Tiberghien ruse ainsi avec les mots et les objets, pour mieux affuter de nouveaux instruments de pensée.

(1) Raphaël Tiberghien a été exposé notamment à la Cité internationale des Arts (2014), au Salon de Montrouge (2016), au doc !(2017), à La Villette et la Villa Belleville (2018) ainsi que dans de nombreuses galeries en France et à l’étranger. Il travaille à Aubervilliers, dans l’atelier collectif Le Houloc qu’il a cofondé en 2016.

(2) Raphaël Tiberghien et Lise Stoufflet, Danoisie, 2014, Droit à l’image, atelier Stéphane Cremer, avec le soutien du Centre National du Livre.

(3) Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Igitur, Divagations, Un Coup de dés, Paris, Gallimard, 1976, p.245. Cité par Raphaël Tiberghien, Sincérité, le jeu des renversements Le thème de la sincérité chez Marcel Broodthaers et chez Michel Leiris. Sous la direction de Jean-François Chevrier. Mémoire de DNSAP : École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, 2012, p. 24.

 


Infos pratiques:

Retrouvez le travail de Raphaël Tiberghien dans les salles d’exposition et en ligne :

  • Du 11 décembre au 27 février 2021, Or, Encens & Myrrhe à la galerie Dohyang Lee, 73-75 rue Quincampoix 75003 Paris.
  • Du 12 au 14 décembre, vente de Noël de l’atelier Le Houloc.
  • Vente en ligne Artaïs art contemporain
  • Vente en ligne Smarty’s Arty
  • Du 2 au 13 mars 2021 exposition En Discrétion à la galerie du Haut Pavé, 3 Quai de Montebello, 75005 Paris.