Portrait d’artiste : Vincent Creuzeau Naturam ipsam imitandam esse, non artificem[1]

 

Savoir si un artiste imite la nature ou s’il l’interprète est une donnée majeure de l’histoire de la peinture ou de l’histoire de l’Art. Certes la question semble avoir quelque peu disparu de la pensée au regard d’un certain Art Contemporain totalement détaché de la nature[1]. Mais en fait le problème se pose toujours si l’on regarde l’art des contemporains, un art quelque peu isolé, un art de peintre. Car là la Nature est partout. « La nature comme modèle remplace l’enseignement des anciens maitres ».

Qu’appelle-t-on nature ? Qu’est-ce que la nature ? C’est d’abord et avant tout une donnée de la Création, donnée humaine, animal ou arbre, ciel ou mer, ou encore pierre. Tout ce qui ressort de la Création est nature. « …Pour lui (Matisse),  ….la nature… (est)… faite non pour être représentée, mais pour être recréée, jusqu’à ce que le spectateur puisse sentir, palper, toucher, être en communion avec la vision de l’artiste et ses sentiments»[2]. C’est le point le plus important de l’Art, même actuellement, car la Nature c’est le point d’ancrage de l’homme dans la vie. Même si l’artiste doit par son « vouloir artistique » dépasser la nature proprement dite[3].

C’est la question que pose l’œuvre de Vincent Creuzeau si on la met en relation avec la terre, avec la terre même celle venue du ciel. Son travail est-il en rapport avec la nature au sens fort du terme ? Son travail est-il une imitation de la nature ou est-il inspiré par la nature ? Il faut poser le problème. Y a-t-il une école picturale actuellement dont l’esprit se trouve dans la nature, une école de la nature ? Certes, l’on pourrait évoquer l’Arte Povera et les arbres de Penone, certes l’on pourrait évoquer le Land Art et les installations dans la nature. Mais ce ne sont que des utilisations de la nature. La nature devient en soi un objet que l’on utilise et non une source d’inspiration pour une œuvre extérieure.

Tout autre, si l’on regarde des œuvres de Vincent Creuzeau[4]. La nature y est source d’inspiration, y est source d’imitation. L’esprit de la nature est insufflé à l’œuvre. Expliquons-nous quelque peu. « L’artiste n’est pas coupable de son époque. Il n’a rien d’autre à faire….qu’à révéler la face cachée des choses afin de les mettre en accusation. L’artiste est celui qui instruit sans relâche le procès de l’idéologie »[5]. Or de cela l’œuvre de Vincent Creuzeau, encore trop cachée, en est un des vecteurs.

Une avant-garde a voulu tuer l’art en considérant que l’œuvre d’art en art contemporain était une œuvre de rupture par rapport à la tradition. C’est « une caractéristique et qui rend l’art contemporain particulièrement incompréhensible aux tenants du paradigme moderne : c’est que l’œuvre d’art n’y réside plus dans l’objet proposé par l’artiste »[6] ou « Oui, la destruction fait partie de mon travail. Nous devons chercher des ruptures dans l’ordre des choses, ce chaos fondamental, miroir de notre désespoir »[7].

Rien de cela dans l’œuvre de Vincent Creuzeau qui s’inscrit dans une tradition de la matière, dans une tradition du recouvrement comme Eugène Leroy, comme Tal Coat, comme Graubner. Il s’inscrit dans la tradition de l’abstraction et de la couleur. Cent fois sur le métier, la matière est déposée, la couleur, le sable, le pigment, la feuille, le bout de bois ramassé dans les champs. Comme Tapies, comme Kounelis, mais pure peinture. Une explosion de peinture. Peinture dans la nature, peinture de nature.

Son œuvre fait partie des œuvres d’art des peintres informels comme Jean Paulhan[8], à propos de Fautrier, l’avait défini en 1947. Laissons-en suspens le point de savoir si cette œuvre est une œuvre ouverte au sens d’Umberto Eco[9].

Il faut mettre son œuvre en liaison avec la terre, avec la météorite. Là aussi il s’agit d’un objet qui n’est obtenu que par recouvrement de la matière, où il s’est au contact de l’atmosphère effrité pour ne conserver que l’essentiel. L’essence de la pierre. C’est le même raisonnement pour l’œuvre de Vincent Creuzeau. Et l’on comprend parfaitement ainsi son intérêt pour ces objets. Il y a une étonnante similarité entre les deux. De part et d’autre la nature est pure. La matière est pure. La peinture dans la nature, la peinture de chevalet avec la lumière naturelle, sans intermédiaire. De plus l’histoire des uns et des autres apparait dans les œuvres et dans la météorite.

Mais, reprenons notre citation de départ. Vincent Creuzeau imite-t-il la nature ou s’inspire-t-il de la nature ? Tout d’abord la masse, parti d’un paysage avec ligne d’horizon, il est passé à une peinture plus uniforme, parfois quasiment monochrome. Or, cela est de nature, le recouvrement des couches tectoniques, le recouvrement et ses changements de la croute terrestre. De même la météorite venant du ciel en ramasse la poussière du temps, la poussière du vent, la chaleur, la froidure. Tout cela ne fait qu’un avec l’œuvre d’art. Ce qui montre bien que Vincent Creuzeau trouve dans la nature source d’inspiration. L’imite-t-il pour autant ? Dans sa nature peut être ; mais le reste n’est que création.

Mais cela n’est rien si l’on oublie le second aspect de la nature et peut être le plus masqué. L’esprit[10]. L’âme de l’œuvre et c’est là où la question de l’imitation se pose de manière plus cruelle. Une copie de la nature, une copie servile n’a pas d’âme, n’est qu’un vulgaire décalque de la nature. Or le peintre créateur doit non pas copier, mais recevoir en lui la nature, l’interpréter, faire sien son contenu. C’est ce que l’on retrouve dans les paysages ennuagés de Caspar David Friedrich ou de Turner. C’est ce que pensait Hegel, pour lequel l’esprit de la nature est la base de l’œuvre d’art.

Et cela n’est en fait que la recherche de l’âme de la nature. Peu de peintres en sont capables[11], car il faut un dépassement de soi, un dépassement de ce que l’on voit et ressent pour aboutir à une plénitude de la beauté[12], pour aboutir à discerner l’origine spirituelle de la nature[13]. C’est là où le peintre voyant son œuvre dit : « C’est fini, le débat est clos. L’œuvre ne m’appartient plus ». » Mais gardons-nous de toute facilité, là où il peinait et refaisait le combat de Jacob avec l’ange, cet éternel combat de l’artiste disant à l’ange de la perfection : je ne laisserais pas tant que tu ne m’auras pas donné bénédiction »[14].

Lovecraft cherchait, dans son livre « La couleur tombée du ciel »[15], une météorite. Vincent Creuzeau quant à lui l’a trouvé. Sur sa toile.

 

 

Notes:

1 Kris et Kurz, L’image de l’artiste, Légende, Mythe et magie, éd. Rivages, 1987, (1934) p.40 « Seule la nature et non la manière de tel ou tel créateur et digne d’être imitée » (p.42)..

2 Voir article C. Bernard, Limites du mémorisable, mémoire des limites, in Quelles mémoires pour l’art contemporain, PUR, 1997, p.19 qui note « Quand on a affaire à l’art contemporain, on s’aperçoit bien vite qu’on a à faire à une notion éminemment problématique, une notion floue… ».

3 Françoise Gilot – Matisse et Picasso

4 Voir Alois Riegl, Trois essais, 1900-1901, L’ Harmattan, 1995, surtout les deux derniers  texte relatifs à « l’œuvre de la nature et œuvre d’art ».

5 Voir les œuvres d’Anselm Kiefer, de Tapiès ou de Lionel Sabatté

6 Fr. PLUCHART, dans le catalogue consacré à Henri Maccheroni, à La Galerie de La Marine à Nice du 28 Avril au 3 Juillet 1978 à Nice, p.3 de l’introduction. Voir Joseph Emile Muller, « La fin de la peinture », Idées Gallimard, 1982, qui écrivait p.148, « Tandis que les idéologies sont des ferments de discorde qui conduisent facilement à l’hostilité intransigeante, l’art invite à la fraternisation ».

7 N. Heinich, Le paradigme de l’Art contemporain, Structure d’une révolution artistique, Gallimard, 2014, op cit, p.89.

8 Maurizio Cattelan, cité in G. Browstone et Mgr Rouet, L’Eglise et l’Art d’Avant-Garde. Albin Michel, 2002, p.84

9 Jean Paulhan, L’art informel, éd. Gallimard, 1962, à propos de Jean Fautrier.

10 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil Points 2015, p 117 et suivantes

11 Merleau-Ponty, « L’œil et l’esprit ».

12 Voir les œuvres d’Isabelle Dutoit qui sont aussi dans un autre ordre d’idée une merveilleuse appropriation de la nature.

13 François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Livre de poche, 2020(2010), spécialement la dernière méditation. « L’art authentique est en soi une conquête de l’esprit » p.95

14 Voir l’ouvrage de référence sur le sujet Kandinsky » Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier ». Tout est abordé dans ce petit texte majeur de l’histoire de l’art, aussi bien la couleur que la forme, aussi bien la théosophie que le pur spirituel.

15 Stefan Zweig, « Le mystère de la création artistique », éd. Pagine Arte, 2017, p.41

16 Lovecraft, « La couleur tombée du ciel »,