Plongée acoustique, océanique et psychologique au CCS

 

Au détour d’une ruelle ombragée du Marais, encastrée dans la pierre blanche de l’impasse, la porte du Centre Culturel Suisse s’ouvre à nouveau. Happés par le résonnement d’un appel bestial, un souffle rauque nous parvient de quelque lutte saccadée et de respirations presque érotiques … Nous voilà plongés dans l’univers métallique et monochromatique de Dorian Sari, né à Izmir et travaillant en Suisse.

 

C’est un combat brutal qui nous accueille. Deux corps nus masculins s’enchevêtrent violemment. Acharnement du plus imposant sur le plus frêle : simple loi animale ou injuste persécution ? La vidéo intitulée A&a − If art fails, thought fails, justice fails, …  (2019) nous surprend en flagrant délit de contemplation d’une sur-représentation de force et de violence. Inégalité, oppression du corps démuni, fatalité consciente d’un supplice tyrannique infini. Cette dénonciation devient écho social, racial ; manifestation et illustration de la contemporanéité de nos crises sociétales. Spectateurs, nous demeurons passifs devant ce face à face révélateur d’une apathie aveugle, que nous acceptons néanmoins.

 

 

Ainsi introduits, nous plongeons dans les entrailles –littérales –de la réflexion de Dorian Sari et de sa conception de notre « cécité volontaire ». Memento Mori (2015) offre le squelette décharné d’une baignoire, témoignage de destruction métaphorique : un épilogue que nul ne peut éviter mais que, tous, nous refusons de regarder. Arête géante, trônant dans l’espace, que l’artiste nous oblige à accepter, à contempler. Dans cette mort, achèvement de la vie utilitaire de l’objet, ne distinguons-nous pas une lueur ? Dans cette récupération du matériau, dans cette démarche empruntée à l’Arte Povera, lisons-nous la possibilité d’un revirement de cette désintégration, voie de la réincarnation ? Détournant le regard, c’est pourtant encore notre propre déni qui nous est renvoyé ; sourire béat au volant, yeux obstinément fermés à la route. La Parade de l’aveuglement (2019), vidéo donnant son titre à l’exposition, à travers une gestuelle de l’absurde, met en scène notre refus de faire face et d’agir au prix d’un confort individuel et d’un bonheur illusoire périssable.

 

 

Fuite latérale ; un corridor – certes sans issue – comme échappatoire à cette introspection. Deux corbeaux, funestes présages, nous guettent à son orée ; croassements muets reposant sur une demi-lune recouverte de vinyl plus luisante que leurs plumes. C’est l’intrigue de la « maison de poupée » qui nous pousse à avancer. Boîte lumineuse, téléviseur miniature, Doll House (2018) est autant une fenêtre satisfaisant notre voyeurisme compulsif qu’une prison de folie pour le protagoniste s’évertuant à démolir une table. Pouvoir du puissant sur l’inoffensif, à nouveau, en boucle. Pour Sari « la société rend fou.folle, mais ce désir d’exister se manifeste dans la destruction. »1 L’on ressent chez l’artiste un intérêt tant psychanalytique que politique pour l’homme – penchant évocateur de son parcours d’études débuté en sciences politiques et littérature grecque. Conclusion de cette « parade » ? La finalité universelle d’une vie régie par le contentement du présent.  Le totem de moniteurs, Une Histoire de la folie (El pelele) (2019), outre sa référence à Michel Foucault, nous confirme que nous ne sommes que pantins nous soumettant joyeusement aux rebondissements de la vie. L’ensemble d’écrans montre un groupe de personnes actionnant un drap-trampoline, élévation et chute inévitable d’un corps vivant. Métaphore de la société régissant la vie de l’individu privé volontairement de pouvoir d’action ?

 

 

Après une traversée paisible, sas de méditation, de la petite cour du Centre culturel, le deuxième espace d’exposition s’offre à nous, dissimulé derrière un épais rideau. Apnée de plusieurs secondes, alors que nous plongeons dans l’océan Arctique profond. Des sons nous envoûtent tandis qu’un hublot bleu incandescent, où remous et vaguelettes s’agitent, nous perd et nous situe à la fois. Nous nous trouvons dans l’archipel des îles Lofoten au nord de la Norvège. A travers les images de l’essai filmique projeté, nous voici tantôt bercés par la torpeur sous-marine des ultrasons, tantôt arpentant les terres escarpées, guidés par le rythme des pas d’une combinaison orange.  Une aquanaute s’active, sans se presser. Rituels à la frontière entre le scientifique et le chamanique, ce personnage semi-fictif écoute, capte, enregistre les bruits de la vie sous ces eaux. La mémoire de l’eau découle de sa dimension sonique. Sons et fréquences sont les garants de la navigation et de la communication pour la vie amphibie.  L’espace d’un instant, nos yeux s’échappent de l’écran, pour découvrir, au-dessus de nos têtes, tendus, une rangée d’hydrophones à l’affût. Serions-nous donc, tout autant, entendus ? Une nouvelle communication inter-espèces serait-elle née ? Sofia Jannok, musicienne, chanteuse et activiste climatique, nous fait face. Un chant sami résonne.

 

 

Vidéaste, théoricienne de l’art, chercheuse, Ursula Biemann (1955, Zurich), enquête sur le terrain, collabore avec des spécialistes, et élabore une contre-géographie2. Elle tisse dans cette œuvre poétique et scientifique des liens entre l’environnement et le politique. Appel à l’écoute.  Acoustic Ocean est un indice mélodique, une invitation au changement de nos relations à ce monde auditif. Le silence est empli de voix. Ces quelques mois passés confinés auraient dû nous le rappeler.

 

 

Si Dorian Sari nous initie à la psychanalyse, se penche sur les troubles intérieurs de l’homme, afin de remonter aux causes de notre apathie sociétale, Ursula Biemann se soucie des conséquences climatiques et géospatiales, en amplifiant les conversations actuelles. Les rhétoriques s’emboîtent. La source et l’embouchure. Notre vie ne consistant qu’à se laisser dériver, aveuglément, ou au contraire à se démener pour en changer l’aboutissement.

 

1 Propos tiré d’une conversation avec Dorian Sari, Claire Hoffmann, commissaire de l’exposition La Parade de l’aveuglement au CCS, et Léopoldine Turbat.

 

2 Ursula Biemann bénéficiera courant 2020 d’une retrospective au MAMAC de Nice, et sera au coeur d’un programme de Manifesta 13 Marseille — Les Parallèles du Sud intitulé The Sea – Sounds & Storytelling organisé en coopération entre le Centre culturel suisse et La Criée Théâtre national avec le soutien de TBA21.


 

INFOS:

Centre Culturel Suisse
38 rue des Francs-Bourgeois, Paris 3e

Dorian Sari, La Parade de l’Aveuglement

Ursula Biemann, Acoustic Ocean

 

Du mardi au dimanche de 13h à 19h

Exposition d’Ursula Biemann prolongée jusqu’au dimanche 12 juillet 2020
Exposition de Dorian Sari prolongée jusqu’au samedi 12 septembre 2020