Matthias Odin- Une chambre à soi

Par Xavier Bourgine12 janvier 2025In Articles, 2025

 

 

On ne rencontre Matthias Odin ni chez lui, ni dans un atelier, ni dans une galerie et pour cause : aucun de ces lieux n’est vraiment « fixe » pour ce qui le concerne. Va donc pour un café, place de la République. Dans la conversation qui s’ouvre avec ce jeune diplômé des Beaux-Arts de Cergy (2022), mention « Radicalité », précise le C.V., on est surpris des tournures assagies du curateur au sein d’un collectif qui a volontiers flirté avec l’occupation illégale. Artiviste en voie d’exposition, nième récupération des avant-gardes par « le système » ? Non, c’est plutôt la déconstruction de la déconstruction, et une recherche interstitielle sur l’habitat et les souvenirs bricolés, pour reprendre Lévi-Strauss.

 

L’habitat ou l’habiter est au centre de la pratique de curation et d’assemblage de Matthias Odin. Quand avec le collectif Ygreves il investit des lieux marginaux (entrepôts, docks, puits de lumière à La Défense) pour y monter des expositions éphémères ou quand il se projette lui-même dans certains de ces lieux, où il a parfois habité quelques mois (une voiture, un squat), il les investit d’objets qui lui ont appartenu ou demande aux artistes et ami.es qu’il invite de leur fournir des objets personnels. Le bricolage de ces objets chargés d’existence n’est pas sans rappeler le geste fondateur des Combines de Rauschenberg, qui entendait abattre la génération triomphante des expressionnistes américains, plus ou moins lyriques ou géométriques, en créant, à partir de rebus personnels (matelas, pneus et autres objets domestiques), des assemblages divers, qui prirent d’abord la forme lors d’un séjour en Italie en 1953, de boîtes-reliquaires, lesquelles finirent d’ailleurs dans l’Arno, 11 ans avant le prix de la Biennale de Venise.

On retrouve dans le travail de récolte et d’assemblage de Matthias Odin ces différentes échelles : de la caisse en bois (Poème en forme de boîte, 2023) exposée à Athènes où il recueille les micro-assemblages d’objets de huit de ses proches, aux reconstitutions ou présentations directes de certains de ses habitats nomades ou secrets. Ainsi de la voiture en fin de vie qui le conduit le temps d’un été jusqu’en Corse, qui se charge à chaque étape d’éléments bricolés par des connaissances et ami.es, y compris d’un grand bricoleur, Richard Baquié (Pimp my (last) ride, 2022-2023), ou de l’installation Présences (2024) à la Graineterie, où il demande à huit proches de filmer 48 heures de leurs existences, insérées ensuite dans huit dispositifs de sculpture-projection, conçus à partir d’éléments donnés par chacun, comme autant de portraits-concrets ou portraits-sans-traits de ces collaborateurs et collaboratrices.

 

Au bout de ce cheminement, de l’estive sur les routes de France au centre d’art contemporain de Houilles, de l’installation underground reproduisant un espace squatté au diplôme présentant la chambre construite pour l’occasion et son occupation tolérée pendant trois mois (Elmer’s room (less is no more), 2023), se dessine l’idée que la subversion est finalement d’autant plus efficace qu’elle est visible et réussit à détourner ce qu’on serait tenté d’appeler les trois unités de l’exposition : unicité du créateur, unicité de la forme de l’œuvre, unicité (et étanchéité) des lieux de travail, de vie et de monstration.

Désillusion ? Non. Les contractualistes des XVIIe et XVIIIe siècles avaient eu tôt fait d’évacuer la possibilité d’une île où toute personne refusant le contrat social aurait trouvé un (solitaire) refuge, car la société est partout. Plutôt que de prétendre à une autarcie aussi impossible qu’excluante (L’île mystérieuse est, elle aussi, déjà habitée), mieux vaut bricoler une marginalité négociée. Lévi-Strauss isole deux caractéristiques du bricoleur : il possède, au contraire de l’ingénieur de la science moderne, un nombre fini d’outils, qu’il doit sans arrêt reclasser et redéfinir, aussi « son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec « les moyens du bord » » et ce faisant, se dégage une poésie du bricolage, en ce que « le bricoleur y met toujours quelque chose de soi[1] ». Il n’est guère étonnant que ces caractéristiques aient été rapprochées, par Lévi-Strauss lui-même, de certaines pratiques artistiques (notamment de l’art brut), puis plus tard de pratiques « contemporaines », bien que le terme n’existât pas encore : ainsi des Demeures d’Etienne-Martin, où se fait le lien entre le recueil d’éléments et la notion de l’habitat.

En bricolant des lieux de vie, en y construisant des chambres d’ami.es, en les invitant à lui fournir la matière de ses installations, Matthias Odin déjoue les trois unités de l’exposition tout en accroissant le régime de visibilité de son action. Même au cœur d’un événement aussi autorisé que la Biennale de Lyon (Vortex aEra Player, 2024), ses assemblages (présentés à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne) sèment le trouble : car chaque pièce est à proprement parler une pièce où nous avons tous déjà vécu ou passé. Le matelas mousse, l’évier en inox ou la douche de telle grande enseigne d’ameublement nous sont familiers, mais leur bricolage, l’incrustation de tel élément personnel évoquent une banalité aussi intime que fragile.

 

En parallèle de cette promenade dans un habitat déstructuré, Matthias Odin mène depuis quelque mois un projet secret, en lien avec son ami Roy Adïv : La Galerie LA, qui concrétise l’équilibre entre l’hors-champ institutionnel et le besoin muséal, entre le bricolage et le white cube. Au bout d’un hangar à l’abandon, une porte métallique blindée ouvre sur un espace étrangement propre, avec sol ciré, murs blancs, éclairage et cimaises intégrés, où aucune présence n’a été détectée depuis des mois. Aussi a-t-il décidé d’investir ce qui a peut-être été conçu il y a quelques années comme le projet d’espace contemporain d’un gros acteur de l’immobilier.

À suivre ces assemblages pérégrins et ces effractions douces, on finit par trouver inapproprié le terme désaffecté, car l’affection n’est pas l’affectation. Un espace, même vide, reste chargé d’affect. C’est à la recherche de celui-ci que nous invite Matthias Odin.

[1] p. 31 et p. 35