artiste engagée à la triple actualité en ce mois de février, a accepté d’honorer Artaïssime par ce qu’elle tient en plus haute estime : la conversation, depuis la Cité des Arts où elle se trouve en résidence.
Vous développez une esthétique de la conversation, notamment lors de vos 5 performances à Ô Boulot ! 1, où vous intégrez le partage dans votre processus et sa trace au sein de l’œuvre. Que nous dit la ligne dans votre travail ?
La conversation me fascine ; pendant une performance je donne à voir une expérience à partager, afin que peut-être vous aussi puissiez amener quelque chose dans l’œuvre.
Je parle d’invisible, d’une conversation qui par essence n’existe pas sauf dans le temps où elle se passe, en partie impalpable, elle fait partie de l’œuvre, marquée par un signe dans l’acte entre un dessin qui a été arrêté et un autre qui recommence.
Mon professeur Stéphane Le Mercier, disait que le métier d’artiste est une course de relais, même si l’on court seul, on se passe des infos, par les œuvres produites, les conversations générées, des présences fantomatiques. La notion d’échange dans le travail est nécessaire, l’on n’est jamais seuls puisque l’on travaille dans ce contexte toujours plus globalisant, les uns avec les autres. Tout seul on ne fait rien.
La ligne est une métaphore philosophique en termes de réseau, de notion de filiation, de changement d’état par la transmission, d’échange ; de même mes lignes ne marchent pas seules, mais par accumulations d’éléments qui s’accompagnant se transforment, ou comme dans les dessins de Conversations (2011), des lignes se tracent et se superposent par rapport au temps de parole de chacun ou d’échange d’idées, en exprimant le temps de partage.
« On vit qu’il n’y avait plus rien à voir » est le titre de votre exposition au Palais de Tokyo. Vous questionnez les disparitions, vous restez fascinée par les signes.
Ce projet a émergé lors de ma résidence à Berlin en 2016, lors de laquelle je me suis intéressée au phénomène d’autodafés, à ce que signifie une destruction sociale, lorsqu’ une œuvre picturale ou littéraire représente quelque chose de trop fort pour une idéologie qui ordonne de l’anéantir. J’explore ce que signifie de détruire l’Art. La question de la place de l’oubli, du déni.
Sebald parle dans « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle » (2004), de Moral Bombing, (2017) : il observe que pour avancer nous sommes parfois conduits à détruire quelque chose en nous, camoufler pour pouvoir avancer, survivre.
Dans le projet « On vit qu’il n’y avait plus rien à voir » (2018), j’évoque des destructions architecturales ou patrimoniales récentes, opérées à des fins idéologiques. Ces éléments ont été effacés de l’espace public parce qu’ils représentaient socialement, politiquement ou religieusement quelque chose de trop fort. Ces disparitions soudaines et ciblées du paysage, sont révélatrices de la puissance que possèdent encore, dans les esprits, ces monuments fantômes. Les terrains vagues ainsi créés laissent en effet place à l’immense lot de symboles, de traces, de références, d’images, de textes, de légendes, de mythes ou d’affects qui les traversent. On ne voit plus rien, mais on lit le vide.
A Berlin, je me suis intéressée à la SchlossPlatz et cela m’a permis de parler d’une théorie de la philosophie allemande 2 qui pense le temps en spirale et non de manière linéaire : on déconstruit un château pour construire un palais de la république que l’on détruit pour restituer le château originel le tout en l’espace d’un siècle. J’observe comment le passé et le futur s’entremêlent.
En Algérie, à Sidi Moussa, village près d’Alger, une église datant de la période coloniale, construite par les français, a été démolie du jour au lendemain ; cette ville dans laquelle je ne me suis jamais rendue, est un entre-deux : Il s’agit aussi d’un symbole du christianisme dans un pays à 80% musulman. Comment les deux religions présentent-elles cette déconstruction ?
Soit l’église était en mauvais état, soit elle était le symbole d’un passé encore trop violent à vivre.
A Baltimore, quatre statues de la confédération sudiste ont été retirées de leurs socles respectifs en pleine nuit par la mairie en 2017 suite aux montées d’extrémismes à l’arrivée de Trump au pouvoir, soulevant les querelles raciales toujours très prégnantes aux USA.
Comment votre intérêt pour les signes évolue-t-il ici en langue des signes ?
A l’origine, L’empire des signes de Roland Barthes, (1970) – un livre vers lequel je me tourne souvent. Le signe, le fragment, l’indice, plutôt que le tout permet d’aborder un sujet de biais, par un coin. « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe. » Les choses sont toujours multiples, fragmentées et fragmentaires, liées les unes aux autres. Raconter un événement, un individu, une image, c’est aussi et surtout en raconter d’autres qui lui sont liées. J’ai le sentiment que c’est toujours par l’accumulation de petits détails, que les choses importantes émergent.
Trois textes que j’ai écrits, sont réinterprétés pour l’exposition au Palais de Tokyo en langue de signes. Fragmentaire et visuelle, elle est un moyen de communication qui m’a toujours fascinée.
Puisque je ne la parle ni la comprends, j’espère, en cherchant un angle par lequel l’aborder sans la dénaturer, l’avoir utilisée de façon cohérente et respectueuse.
Graphiquement, chorégraphiquement, c’est une très belle langue, incarnée, qui « éclate » visuellement en un récit performatif qui se déroule par bribes qui se complètent, engageant le corps et l’espace ; incluant fortement l’interprétation, elle procède par évocations et associations, mêlant deux signes entre eux pour en construire un troisième.
Des sous-titres proposent au spectateur des indices pour accéder à ce qui est exprimé et pour dire que face à un contexte on ne peut tout comprendre, il y a des absences, des non-dits ; ce jeu de mains est un langage dont on ne possède pas tous les codes.
La langue des signes pour dire que raconter n’est pas jamais innocent, que regarder est aussi avoir des codes et que le regard passe au travers des filtres.
Comme toutes les langues, elle s’exprime par des codes qui sont aussi des images à observer et à interpréter, un peu comme une œuvre d’art.
Cette notion de collage de signes, de fragment, est fidèle à la façon dont j’avais envie de parler de l’Histoire : par facettes et par détails. Traduire l’Histoire ne peut ni être quelque chose de limpide ni de figé. « Je n’ai rien à dire, seulement à montrer » disait Walter Benjamin. La mémoire doit rester vivante, puisqu’intrinsèquement insaisissable – mais sans pour autant tomber dans le beau danger de réajuster son écrire au besoin du présent. « L’Histoire est toujours connectée à la notion d’expérience » et ça c’est l’immense Patrick Boucheron qui me l’a appris.
Sans dire ou prendre position directement, en tant qu’artiste je restitue, je procède par fragments et indices, donnant à voir les enjeux qui s’articulent autour de ces disparitions. Cela est complexe puisqu’il s’agit à la fois de perceptions individuelles mais en même temps collectives.
Vous êtes une artiste engagée à plusieurs niveaux au point d’avoir fondé une maison d’édition ainsi qu’une revue d’Art. Pourquoi les avoir nommées Pétrole et Talweg ? Comment votre engagement s’opère-t-il ?
L’engagement est l’un des sujets de mon travail : voir le métier d’artiste comme un engagement, qu’est-ce que cela représente, qu’est-ce qu’être artiste aujourd’hui, pourquoi être engagée, qu’est-ce que cette folie. Qu’est ce qui légitimisme une artiste à montrer son travail, proposer des choses à voir ; voilà des questions que je me pose souvent.
La notion d’engagement, est très présente dans ma création ainsi que dans la manière dont je procède ; c’est aussi le titre de la section dans laquelle j’expose à la Maif : dans cette exposition sur le travail, je suis simplement là pour développer un rythme proche de la respiration respectant le rythme à échelle naturelle, humaine, en étant juste là, visible, ce qui est quelque chose de puissant dans cette immédiateté de la rentabilité sous pression permanente.
Je parle de ce genre d’engagement de celles et ceux qui font beaucoup sans chercher à être vus, qui sont reconnus par leur travail plus que par leur personne.
Être artiste pour moi ce n’est pas uniquement faire des œuvres.
Au Palais de Tokyo, l’engagement est déjà de choisir le propos, sans grandes phrases, en observant les gestes, attitudes ou regards que les gens posent, la façon avec laquelle ils gèrent le présent ; L’engagement est « une manière de » ; du coup il peut s’adapter à plusieurs propos.
Je procède par bribes, fragments, de même qu’un texte assemblé forme une phrase, proposant des indices, qui devient une image, ensuite un ensemble.
L’Histoire est souvent faite de détails subtils et anodins qui pourtant révèlent des choses très fortes, il y a plusieurs versions de l’Histoire ; toujours orientable aucune version n’est meilleure que l’autre, elle est composée par plein d’anecdotes d’inconnus, mais également de mythes présents dans la société.
Je m’intéresse aux attitudes sociétales, individuelles face à des contextes ; comment réagit-on, avec quel champ d’action ; la capacité en tant qu’individu face à une sphère publique, comment l’on s’inclut dans la sphère collective, comment peut-on être en même temps seul et plusieurs dans la communauté, faisant partie d’un tout.
Avec ma maison d’édition par exemple je cherche à créer des dynamiques communes, pour faire ensemble, partager les expériences dans l’ouverture, sans rétention d’information. J’envisage le travail en circulation, c’est quelque chose de commun, je pense, à ma génération : c’est cela qui me rassure quant à l’avenir de la société.
Fondée en compagnie d’Audrey Ohlmann et de Nina Ferrer-Gleize, nous avons souhaité créer un espace pour les artistes dont on a peu l’occasion de voir le travail. Pour parler d’autres boulots formidables qui restaient inconnus parce qu’ils ne rentraient pas dans les cases. Nous avons décidé de fonder PÉTROLE Éditions, parce que nous ne suivons pas le taux du baril. Parce que créer une économie, c’est aussi s’implanter dans un milieu qui possède déjà ses contraintes et ses valeurs propres. À l’intérieur d’un monde à haute fréquence où l’argent et les capitaux dominent, nous choisissons de miser sur le fond, l’objet et le papier.
La revue d’Art se nomme Talweg, terme d’origine allemande qui désigne les creux de la vallée dans la montagne par lesquels s’écoulent les eaux courantes. Utilisé en français par ceux qui travaillent le terrain, le gens de la montagne, les militaires il transporte l’Idée de rassembler plusieurs choses dans une même forme éditoriale. Nous, on aime la terre, on a toutes trois un rapport au lourd à la terre à l’organique et au minéral dans nos pratiques artistiques. Le choix des termes Pétrole et Talweg reflètent à leur façon un peu de tout cela.
Pourquoi votre choix à la Maif s’est-il porté sur entre autres la lecture de Hannah Arendt et de quoi le choix des lectures à l’œuvre dans vos onze plaques de cuivre procède-t-il ?
En effet, nous avons arrêté notre choix avec l’équipe de la Maif Social Club, sur trois éditions : « Une chambre à soi » de Virginia Woolf (1929), « Condition de l’homme moderne » de Hanna Arendt (1958), et « La fin du courage » de Cynthia Fleury (2010). La première était une évidence : toute la réflexion, tout le projet que j’ai construit pour la Maif autour de l’idée du travail prend appui sur « Une chambre à soi ». La popularité du livre de Hanna Arendt nous a aidé à le sélectionner. Il restitue brillamment le choix individuel de donner une place, aujourd’hui, à la démocratie, à la collectivité et à la formation dans le travail.
Les onze livres de la liste ont été sélectionnés par mes soins pour leur engagement sur des sujets tel que l’émancipation, la conscience et l’autonomie dans l’action. Traitant de luttes politiques, féministes, raciales ils entrent en dialogue avec les plaques, matrices traditionnelles de techniques de gravure et d’impression des ouvrages papier. L’action performative, enregistre au fur et à mesure de la lecture du livre, la présence de sa lecture : tel un livre qui s’imprime en nous, qui laisse son emprunte dans un esprit, les traces d’oxydations apparaissant au fur et à mesure, sont une trace physique et réelle de cette activité intangible et évanescente qu’est la lecture.
Pour tout vous dire, la genèse de ce projet se trouve dans l’œuvre de Sade, qui pointe le fait qu’il n’y a pas d’idée sans corps, et par extension, pas de corps sans idée. Corps et esprit sont intrinsèquement liés – encore un lien vers l’idée de présence / absence – ce qui ne se voit pas existe.
Hannah Ardent compte beaucoup dans mon travail. C’est elle qui a attiré mon attention sur le fait que pensée, langage et action sont toujours mêlées.
Pour elle, c’est le pouvoir de penser, et donc de parler (formuler ses intentions), qui relie l’homme et ses actes. Celui qui ne sait pas parler, et donc penser (qui ne parle que par clichés, formulations toutes faites, par répétition de ce qu’il entend), ne peut agir en pleine conscience. Ne plus pouvoir penser effacerait tout désir, donc toute impulsion. Continuer à « penser » (c’est-à-dire s’interroger sur soi, sur ses actes, sur la norme) est la condition pour ne pas sombrer dans cette Banalité du mal ou encore dans la Crise de la culture. Hannah Arendt questionne déjà en 1958 les liens entre l’espace public et l’espace privé en proposant de rétablir la place de la « vita activa « (le travail, l’œuvre et l’action) afin de préciser le rôle que chacune de ces activités peut tenir dans la quête de l’immortalité, et donc leur sens politique. L’essentiel est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l’action, laquelle était jadis exclue du foyer et de chacun de ses membres ; elle exige au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendent à « normaliser » ses membres, à les faire marcher « droit », à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires.
Sa réflexion sur l’espace privé / l’espace, et leur interpénétration vis à vis du travail, avait toute sa légitimité dans l’exposition Ô boulot à travers son livre « Conditions de l’homme moderne », écrit en 1958…
Vous avez été invitée à exposer au Musée des Archives, en lice pour le prix AWARE pour les artistes Femmes 2018. Comment vous-avez instauré le dialogue entre cette pièce de « la chambre d’apparat de la princesse » de l’Hôtel de Soubise et le choix de vos œuvres : comment en êtes-vous arrivée à placer Silent Slogan sur la table où fut déposé le corps de Robespierre, entre deux François Boucher ; et pourquoi du choix de la plaque de cuivre Les femmes ou les silences de l’histoire de Michelle Perrot, issue de votre dispositif Le superflu doit attendre (2018)?
Lorsque nous avons visité le lieu avec Tania Mouraud et la commissaire Hélène Guenin (directrice du MAMAC de Nice), nous avons été tout d’abord troublées : Comment s’insérer dans cet environnement déjà saturé visuellement, mais aussi symboliquement, historiquement. Finalement il nous a été proposé spécifiquement une des pièces, celle aux tissus rouges tendus aux murs, dite « la chambre de la princesse ». Ici se trouve donc un lit à baldaquins, la table de Robespierre, et quatre vitrines dans lesquelles sont présentées des documents divers. Il se trouve que les volets et rideaux sont toujours fermés dans cette pièce, ce qui renforce l’idée d’isolement, mais aussi de majesté du lieu : on a l’impression d’être dans un lieu à la fois grandiose, monumental, et en même temps coupé du monde sous un lustre immense en cristal pend du plafond et éclaire le lieu.
L’idée de rassembler au sein d’une même œuvre plusieurs cultures différentes m’a fait penser à Silent Slogan. Il se trouve que la table de Robespierre était présente dans l’espace et l’opportunité de montrer ce travail sur cette table ne se représenterai certainement pas. J’ai trouvé le dialogue intéressant, presque ironique, de montrer un ensemble de gestes qui essaient collectivement de créer une autre société, en revendiquant des idées en des contextes sociaux ou politiques souvent complexes.
Face aux documents présentés sous vitrine, qui aujourd’hui ont le statut d’archives, de traces historiques, de bribes de réalités passées, je trouvais intéressant de montrer d’autres fragments, d’autres moments précis appartenant au temps présent : des objets montrant l’ici et maintenant d’impulsions personnelles et collectives, des objets à emporter. La gratuité et la simplicité avec laquelle les gens acquièrent cette œuvre me semble indispensable.
J’ai proposé de montrer un autre fragment de l’histoire, par la pièce Le superflu doit attendre, (2018), spécifiquement la plaque liée à l’ouvrage Les femmes ou les silences de l’Histoire, de Michelle Perrot (1998) – extrait de la série de onze plaques. Le titre est assez évocateur et on peut facilement comprendre pourquoi il était important de placer cette œuvre, où il est question d’enregistrer une présence (à entendre : un corps), au sein de ces vitrines montrant des documents exclusivement discutés, rédigés, signés par des hommes. L’Histoire, la politique sont affaires du sexe masculin, peut-être le sont-elles encore aujourd’hui…
Le Prix AWARE revendiquant ce manque : les artistes femmes sont dans l’histoire de l’art, sous-représentées, sous évaluées, sous appréciées. Ce n’est pas un postulat, c’est un constat. Lorsque je discutais de cela avec Tania, j’ai vraiment pris conscience de l’évolution qui s’est opérée depuis 40 ans vis-à-vis des artistes qui sont des femmes. Je n’ai pas à me battre aussi farouchement qu’elle a dû le faire. Il y a toujours des combats à mener pour pouvoir travailler, mais ils ne sont plus du même registre.
David Oggioni
1 Ô Boulot ! – Maif Social Club – 37 rue de Turenne, 75003 -Du 19/01/2018 au 28/04/2018
2 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques(1991)