L’IMPRÉVU DU MONDE

Par David Oggioni25 janvier 2021In Articles, Expositions, 2021

Mais le monde est une mangrovité. Derrière ce titre quelque peu énigmatique se cache une exposition exigeante et pertinente conçue par deux jeunes commissaires avec cinq artistes d’horizons divers mais animés des mêmes interrogations. À voir jusqu’au 26 février à la Galerie Jeune Création à Romainville.

 

Parmi les multiples spectres brassés par cet événement – la relation, la mémoire, l’invisibilité, la forme critique – une préoccupation semble se répandre subtilement. Elle relève des études récentes en matière de philosophie écologique, en germe pourtant depuis un long moment grâce à Malcom Ferdinand ou Guillaume Blanc1. Il s’agit de comprendre comment les drames écologiques sont consubstantiels aux questions coloniales et esclavagistes, sans pour autant verser dans le lamentarium ou le manichéisme, mais sans non plus se draper dans le déni ou pire encore dans un débat pétri de certitudes, même s’il est prouvé que la déforestation favorise les zoonoses [infections transmises de l’animal à l’homme].

Rien de mieux pour ce faire que l’action de l’art, permettant subrepticement non d’agir frontalement mais en actionnant de nouveaux imaginaires, d’autres façons d’être, dire et penser le monde, en échappant aux schémas globalisants et aux invariants normatifs.

 

DE L’AUTOROUTE À LA MANGROVE:  LE CHANGEMENT DE FORMAT

C’est probablement la raison de l’état d’esprit vers lequel nous sommes invités à transmuter, qui s’incarne ici dans le concept de mangrovité.

Pour se déplacer à l’intérieur de ce macrocosme, il ne faudrait pas d’explications ni de simplifications. Il suffirait de faire surgir le marronnier qui est en nous tous, et, les pieds dans la vase, la tête dans la pénombre, observer, ressentir, entrer en relation, laisser jaillir l’instinct. Ou comment ne pas renier l’Histoire tout en avançant, malgré l’instabilité du sol.

Puisque, est-il nécessaire de le rappeler, le palétuvier (APARAHIWA) est un arbre dont les racines sont telles des pilotis mouvant au gré des marées.

Évoluer dans cette forêt est à l’image d’une sorte de nomadisme, certes plus facile pour les peuples en mouvement, mais hélas plus compliqué pour ceux assis sur la vaine stabilité.

Aussi sommes-nous tous acteurs de cet état de mangrovité, tour à tour invités à nous incarner dans les personnages évoqués par la figure du conteur et à entrer en résonance avec un réel qui ne se donne pas de suite à voir, grâce à une esthétique de la poétique, de la métaphore et un autre champ lexical.

 

LE MONDE EST UNE MANGROVITÉ

À la Galerie Jeune Création à Komunuma (communauté en espéranto), le KRITIK et poète Chris Cyrille, souhaite conduire une série d’expérimentations pouvant s’inscrire dans cette démarche, tout en veillant cependant à ne pas l’enfermer dans une série de références ou d’instrumentalisations. Il se propose d’aller nous cueillir à la source de notre imaginaire en incarnant le rôle de ce conteur tant célébré dans l’île fantôme d’Antillia.

Alors que le langage, l’oralité et la mémoire sont quelques-uns de ses outils, ses leviers sont multiples. Ils s’originent dans la création de mythes distillés en légendes entrecoupées de libres néologismes, et dont le bestiaire et l’herbier racontent un nouveau monde à déchiffrer, fait d’entrelacements mouvants, en vue d’un équilibre solidaire.

Il a invité cinq artistes à fondre par capillarité leurs œuvres dans son conte, un conte/titre, constitué de vers libres et coupants. Ce récit sonore, fragmenté en différents chapitres, se dévoilera, petit à petit, lézardant telle une rivière, sur soundcloud, disséminant ses lignes utopiques, au travers de la toile.

Il se propagera également par une série d’échanges notamment en une Expo parlée.

Chris Cyrille, est aidé par Sarah Matia Pasqualetti, doctorante en esthétique à Paris1, avait qui il développa le concept d’une « philosophie végétale caribéenne ».

 

LA PROPAGULE

Telle la graine du palétuvier qui germe sur sa branche avant de profiter des trous du crabe pour proliférer, la dissémination est l’esprit de l’œuvre de Kokou Ferdinand Makouvia.

Sa proposition procède à rebours, puisque en enjambant le seuil de Jeune Création, nous sommes invités à troquer contre un rien, un avatar de sa pièce Modulo Delta, sorte d’offrande de l’artiste qui questionne le marché de l’art. À l’autre bout de la salle, le jour du vernissage, Kokou s’est caché six heures durant, logé tel un crabe en son trou, dans une tôle en équilibre sur des galets d’ardoise évoquant ainsi la question du toit. Depuis son bidon il actionne des fils rouges qui traversent l’exposition pour rejoindre une figuration de mangrove par des pilotis en pin Douglas encore suintants de sève, calés au sol au moyen d’étais récupérés, paraphrasant ainsi la maxime des Amis de la foret de Romainville – qui font partie de la programmation satellite de cette exposition : «  Le sauvage n’est pas celui qui vit dans la forêt mais celui qui la détruit ».

Après avoir passé en tout 21 jours – une lune -, en forêt pour méditer son action, Makouvia a ressenti l’importance de métaphoriser ce moment extatique, à savoir le processus de création depuis l’âme de l’artiste jusqu’à l’irradiation de l’émotion au plus grand nombre de cœurs possible, incluant ceux qui seront un jour surpris devant l’œuvre et à qui l’on racontera son histoire.

 

DANS LA BRUME DU RECIT

Au pied de Fils rouge de Kokou Ferdinand Makouvia, drageonne l’univers de Kelly Sinnapah Mary dont la plasticité prend source dans la « coolitude » (cosmogonie des indiens engagés dans les îles après l’abolition de l’esclavage) et dont la pratique incorpore une vaste gamme de constats délétères sur le statut de l’enfance, de l’apprentissage, de la domination, ou encore de l’autarcie. (L’artiste fut très sensible aux avaries subies par Guadeloupe pendant le confinement, sorte de mise à l’écart des oubliés).

Dans un premier temps se dressent sous nos yeux comme des tentes refuges à l’intérieur desquelles nous sommes invités à nous abriter, après avoir ôté par politesse les souliers de nos convictions, afin de déchiffrer les motifs dont elles sont illustrées. Son odyssée met en résonance Sambras, le personnage de Chris Cyrille, avec La traversée de la mangrove, (1989)2 de Maryse Condé, lauréate du Prix Nobel de littérature alternatif, où le mystère de l’énigmatique et insalissable Francis Sanchez résiste à la rumeur rhizomatique engendrée par vingt villageois venus veiller son cadavre autour du feu. Une situation propice aux contes et légendes.

Kelly sème les indices tout en brouillant les pistes. Elle dépose, sous l’un de ses tipis la peinture du costume de Sanchez. Celui-ci, dans sa vision, devient une petite fille- Sambras – sabordant ainsi la question du genre. Plus loin, sur une étagère, elle vient dessiner la fable de Sambras, en la plaquant d’un style faussement naïf sur des gravures de Gustave Doré – celles illustrant les contes de La Fontaine ou celles d’Édouard Riou imaginant les anticipations de Jules Verne.

Ce faisant elle enfouit subtilement les réflexes idéologiques des récits eurocentrés, tout en redorant le renouveau de l’enfance du monde où seule perdure encore l’histoire des plus forts.

 

UNE HISTOIRE FRACTURÉE

Surplombant la jungle de Kelly, une grande fresque fragmentée de Ludovic Nino nous plonge dans un paysage lui-même composite. Dans le style de l’école japonaise Kanō, les pinceaux infusés à l’encre de chine, viennent dessiner sur papier coréen diverses espèces provenant d’écosystèmes exogènes.

Si l’exécution fait preuve d’une délicate maîtrise caressante et nonchalante, la grande variété de gris, comme l’histoire de la diaspora, nuance le propos, sans pour autant s’enliser dans un quelconque ressentiment.Un instant chimerique, rejoue l’idée de mangrove, mais restituée depuis son ressenti profond, résultant de morcellements juxtaposés.

L’artiste part de la figure du figuier maudit. Si ses racines peuvent faire penser à celles du palétuvier, ce ficus, aux propriétés étrangleuses, colonise l’espace étouffant les autres essences, envahissant rapidement toute architecture. Cependant, une fois mort, il sert d’abris à d’autres espèces favorisant ainsi leur développement. Chez Nino, cette ambivalence est poétiquement ornée par la présence d’une succulente en plein floraison sur des arides friches en décomposition, observée notamment suite à ses échanges universitaires au pays du soleil levant.

Une feuille bien plus foncée au centre de sa fresque, nous fait penser à la feuille du palétuvier rouge, qui concentre, seule parmi les autres, le sel innervant tout l’arbre.  Elle semble, en dessinant une ligne fantomale, répondre à celle illustrée par Kelly sur le costume de Sanchez.

Pour sa part, Ludovic Nino se souvient de KUBILA3, personnage de son enfance issu des contes des Antilles, qui fut retrouvé la face dans la vase, dévoré par des crabes.

En trois petits formats à l’huile sur bois et feuille d’or, on retrouve une esthétique piranésienne. Pour exorciser cette dépossession de l’espace, Ludovic y dépeint sur des ruines du 93, la résilience de cette  « nature tropicale » prenant toujours le dessus.

C’est sous le regard de ces icônes votives et mélancoliques, mais chargées d’énergies créatrices, que surgit fort à propos le tétrapode (vivant) de Julia Gault.

 

LA TRAVERSÉE DU TEMPS

La sculpture de Julia Gault, de plus d’une tonne, pousse les limites du sol de la Fondation Fiminco. Ce module aux proportions précises, sert de brise-lames pour renforcer les digues côtières et gagner ainsi des superficies sur la mer, telle une sorte de mangrove industrielle, tant sa forme aurait pu, par biomorphisme, être inspirée des racines du palétuvier.

L’artiste, dont les gestes créateurs accablent la futile volonté de l’homme d’avoir main mise sur la nature, propose une sculpture mouvante par divers procédés. Le choix du titre d’abord, Rumeur, s’inscrit en écho dans l’entre maillage de tous les acteurs, visibles ou imaginaires de cette exposition. Ensuite elle interpelle le cercle vicieux de ce système qui croit protéger l’érosion des côtes au moyen d’éléments qui les soutiennent artificiellement, comme La Tête et la Queue du serpent qui satirisait déjà La Fontaine.4   

Enfin, sa sculpture parasitée par un béton saturé de sable, lui-même prélevé en bord de mer, s’effrite à l’image d’un sablier évoquant l’inéluctable fragilité du temps.

 

LE VENT, LE SEL

Minia Biabiany vient en dernier lieu perpétuer son exploration de la figure du tissage et de la narration. Elle souhaite caractériser l’oralité ou comment raconter, malgré les silences et l’assimilation qui n’ont jamais cessés, le passé le présent et la Futuralité d’un territoire à l’héritage et à la situation politique particuliers.

Elle présente ici deux pièces dont la première, au sein de laquelle nous nous déplaçons, est une vidéo projetée au fond de l‘espace comme une fenêtre d’espérance ouverte sur un paysage vu depuis la mangrographie.

Les images de sa Basse-Terre natale, de la Soufrière et des Monts Caraïbes y dialoguent avec un texte écrit et conté en une autonomie poétique.
Pawol sé van, prend à contre temps l’adage populaire donnant les paroles pour du vent. Les puissants et chauds alizés sont un support de mémoire et d’action.

À la question de la liane vient se superposer une autre histoire, celle de la chlordécone. Car certaines îles en sont hélas désormais empoisonnées, dans une certaine indifférence depuis au moins un demi-siècle. Aussi l’artiste procède-t-elle en guérisseuse, ses mains pansant délicatement un ‘coutelas’ à l’aide de fines bandelettes à base de feuilles de bananier conçues par ses soins de sorte à ne pas traiter ce scandale avec cruauté mais avec la notion du Care.

En complément de la vidéo Pawol sé van, Minia Biabiany vient déposer, entre chaque œuvre de cette exposition chorale, des formes simples à base de sel de mer, élément que le palétuvier sait et doit transformer en sève de vie : parfois en monticules – telles des traces de crabe, ou en lignes cardinales qui ouvrent ces terres vers le tout-monde. Ce geste simple semble apporter un pouvoir apotropaïque à tant de causes encore indicibles.

Elle même racisée, la mangrove est passée d’un état de diabolisation à l’époque coloniale, à un exemple géologique mangrophilique. Dès lors, a-t-elle fatalement été invisibilisée, ainsi qu’une partie de son histoire pourtant symbolique du trop actuel phénomène d’assignation.

 

1.
Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Malcolm Ferdinand, 2019.

La notion du colonialisme vert, Guillaume Blanc, 2020

2.
Traversée de la Mangrove, Maryse Condé, 1989

3.
Contes et légendes Des Antilles (Mythologies), Thérèse Georgel, 1998

4.
La tête et la Queue du serpent, Jean de la Fontaine. Livre VII, 1678.


INFORMATIONS PRATIQUES

« -MAIS LE MONDE EST UNE MANGROVITÉ. »
du 10 janvier au 26 février 2021

Galerie Jeune Création
43, rue de la Commune de Paris, Romainville
mer. au sam. de 14h à 19h

Avec Minia Biabiany, Julia Gault, Ferdinand Kokou Makouvia, Ludovic Nino et Kelly Sinnapah Mary

Contée par Chris Cyrille aidé par Sarah Matia Pasqualetti.

 

PROGRAMMATION SATELLITE

LA NUIT DES IDÉES

28 janvier 2021
En partenariat avec l’Institut Français et au sein de la galerie Jeune Création, nous nous retrouverons pour une veillée autour des œuvres, avec un conteur. Intervenant : Olivier Marboeuf « Léwoz ou la prochaine fois, le feu qui rassemble ».

Avec Chris Cyrille, autour des altérités, des proximités et des interdépendances entre la France et les Antilles, au prisme de l’histoire coloniale et de la mondialisation.

 

LEXPOSITION PARLÉE

2 – 7 février 2021

Pendant une semaine la galerie Sator accueillera « L’exposition Parlée », une exposition documentaire qui présente les archives de l’exposition « -Mais le monde est une mangrovité ». Des propositions écartées, des maquettes, des extraits des textes qui ont inspiré la production des œuvres et le discours critique autour de l’exposition.

 

CARTE BLANCHE REVUE AFRIKADAA

15-21 février 2021

Soirées performances dans le cadre du quatorzième numéro de la revue Afrikadaa, Les révoltes silencieuses » (numéro qui se concentre sur les révoltes caribéennes et créoles), l’Association performera un « acte éditorial » où la voix orale tranchera les lignes de l’écrit.

 

TABLE RONDE AVEC LES AMIS DE LA CORNICHE DES PORTS le 13 février 2021

Partenaires de l’exposition : Institut Français, Jeune Création, La Nuit des Idées 2021, Ronan GrossiatMinistère de la culture, AFRIKADAA, Galerie La Ferronerie, Galerie Sator

 

ACTUALITÉ À VENIR

 

MINIA BIABIANY

PAROLES DE LIEUX

Exposition du 3 juin au 30 août 2020, Commissaire d’exposition invitée

Les Tanneries, 234 rue des Ponts, Amilly

 

Chris CYRILLE

Semaine des Afriques du 25 au 31 janvier 2021
Table ronde | Enjeux environnementaux du XXIe, FRAC NOUVELLE-AQUITAINE

 

JULIA GAULT

« Upside Down »

Exposition collective sur un commissariat de Lena Peyrard du 5 au 14 février 2021 à DOC ! 26 Rue du Dr Potain, Paris 19e

« Avalanche, un projet pulvérisé par Nelson Pernisco et Andy Rankin »

Exposition collective du 27 février au 3 avril 2021 à Pal project – 39 rue de Grenelle, Paris 7e

Sélectionnée pour la 71ème édition de Jeune Création

Exposition collective en juin 2021 à l’espace de la Chaufferie, Fondation Fiminco

43 rue de la commune de Paris 93230 Romainville

 

FERDINAND KOKOU MAKOUVIA

Exposition Sculpture

Avril – Juin 2021, expo collective Galerie Catherine Issert

Sain-Paul-de-Vence, France

La Ronde

Juin- septembre 2021, au Musée de la céramique à Rouen

Exposition (soloshow)  

Juin-Juillet 2021, De Ateliers, Amsterdam, Pays-Pas

Exposition (collectif)

Juin-Juillet 2021, Kunstfort , Vijfhuizen, Pays Bas

Projet ArtMéssiamé 2021

Octobre-novembre 2021 au musée Paul Ahyi, Lomé, Togo

sidence EKWC

Jan-Avril 2022, European Ceramic Work Center,Oisterwijk, Pays-Bas

Exposition (Soloshow)

Printemps 2022, Galeri Sator

 

LUDOVIC NINO

Exposition collective du 28 janvier au 17 février 2021, Galerie Paris Horizon, rue Saint Martin, Paris 3e

 

KELLY SINNAPAH MARY

Biennale de casablanca 2021, Biennale de Sao Paulo 2021, Festival no frontiers 2021