Lecture : L’art impossible de Geoffroy de Lagasnerie

Par Antoine Bonnet30 décembre 2020In Articles, Lecture

 

« L’impossible impossibilité de l’art »

 

– Qui nommes-tu mauvais ?
– Celui qui veut toujours faire honte.
– Qu’y a-t-il pour toi de plus humain ?
– Épargner la honte à quelqu’un.

– Quel est le sceau de la liberté réalisée ?

– Ne plus avoir honte devant soi-même.

 

Le gai savoir, Friedrich Nietzsche

 

Quel bonheur que de lire un ouvrage qui, enfin, place la création artistique, la production de « biens symboliques », dans le monde réel et ses conséquences sociopolitiques ! Quel bonheur, à l’instar du regretté Jean Paul Cometti, de restituer chaque création artistique littéraire, plastique ou musicale dans une situation englobant bien plus que l’œuvre elle-même ! Le livre L’art impossible du philosophe Geoffoy de Lagasnerie a le mérite rare de situer les propositions artistiques, sous quelques formes que ce soit, dans un contexte et de prolonger les réflexions du critique Hal Foster[1] qui voit la création artistique se « reconnecter au réel. » Au-delà de l’œuvre, c’est la démarche, les matériaux, la facture, l’espace de monstration, la vie de l’artiste qui créé un art « oppositionnel » face aux affres du monde.

Pourtant, la honte de l’artiste, que Lagasnerie décrit citant Duras ou Sartre, est très évocatrice. La honte bourgeoise de créer, alors que d’autres souffrent, alors que l’insurrection vient. La honte du luxe d’être créateur dans un réel abominable. « À quoi ça sert ? » se demande Duras. Pourtant, en essentialisant la production de biens symboliques à son implication dans « le monde », l’auteur entérine les fracas du monde comme une fatalité. Geoffroy de Lagasnerie semble opérer une transvaluation, là aussi nietzschéenne, en arguant que l’art n’a point d’utilité hors de la révolution. Et si, dans un monde vertueux avec des pratiques de domination moindre, la création de « biens symboliques » ne serait pas le but et la révolution – le moyen ? Les affects : rire, pleurer, s’indigner, ne sont-ils pas les horizons de toute action politique ? À l’inverse, la contemplation esthétique bourgeoise est-elle une fatalité ? Nous défilons dans la rue pour la justice sociale et pour que chaque travailleur cesse d’être brisé injustement et puisse se confronter aux merveilleux artistiques et qu’il puisse jouir, enfin, de la « culture » : art, cuisine, sport, jardinage, que sais-je ? Bourdieu a dépeint les habitus fonctionnels des populations précaires pour mieux briser ce déterminisme.

 

Ainsi, l’auteur se fond dans une lutte perpétuelle sartrienne, au romantisme de celle-ci, qui ferait écho à un certain narcissisme supposé de l’artiste. Car cette impossibilité de l’art révèle une impossibilité de philosophie. Il aurait été, ainsi, judicieux d’aborder « la honte » de philosopher car les mécanismes sont les mêmes. Il semble de bon ton depuis plusieurs décennies de faire porter à l’art tous les maux de nos sociétés contemporaines. Le philosophe nous invite ainsi, de manière prophétique, à nous « méfier des discours qui se présentent comme radicaux mais qui, au fond, aboutissent au fait d’empêcher d’agir : toute action est vue comme corrompue. » Méfions-nous en effet…

 

« L’art existe lorsque l’on a fait le deuil de la révolution » affirme l’auteur. Pourtant, l’exemple de la révolution russe est particulièrement éloquent. Avant la révolution d’octobre, une scène avant-gardiste, avec Maïakovski Rodtchenko ou El Lissitzky, impulse l’insurrection qui est, selon Lénine, « un art ». Puis, en 1918 est créé le Namkompros, un ministère de l’éducation, tandis que le département des beaux-arts (IZO) de Moscou est confié à Vladimir Tatline et avec lui Kandinsky et Malevitch. Le Namkompros a créé des Svomas, des ateliers libres gratuits et ouverts à tous, sans condition de diplôme. Les Svomas seront par la suite remplacés par les Voukhtemas (ateliers supérieurs d’art et de technique) et l’Inkhouk (Institut de la Culture artistique).

 

Selon l’auteur, on ne peut dissocier la révolution française des écrivains des Lumières. On ne peut penser la Révolution Française sans Le serment du jeu de paume de David. On ne peut dissocier les révolutions de 1830 et 1848 des romantiques Théophile Gauthier ou Victor Hugo. On ne peut dissocier la révolution courbetienne : L’enterrement à Ornans, L’origine du monde de la Commune de Paris. La « honte » durassienne n’est donc qu’une impatience à battre le pavé et à piétiner les boulevards. Il existe une forme d’art qui est révolution. Mieux, l’art ne se contente pas de la révolution comme une fin en soi mais pose, déjà, les jalons de l’après révolution. La passion du chemin ne doit pas nous écarter de l’horizon.

 

Ainsi, tout au long du texte, Geoffroy de Lagasnerie semble opposer un art fictionnel impossible et « le réel », or ce dualisme n’existe pas, n’existe plus, puisque tout réel est une fiction complètement subjective dont l’artiste produit un ersatz évocateur. Jacques Rancière, dans son ouvrage Le spectateur émancipé [2] explique que « le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est à dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. » L’art construit un espace où l’invisible, l’indicible et l’infaisable transcendent la subjectivité du réel.

Car, ne nous y trompons pas, toujours selon Rancière[3], « C’est la fiction dominante, fiction consensuelle qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies. » Il n’existe donc pas « de pavé à arpenter » sans une fiction consensuelle dominante qui crée une fracture ou un pont entre le réel et elle. « L’art remplit une fonction conservatrice. Les œuvres sont des tombes », citant Herbert Marcuse, Geoffroy de Lagasnerie parle du renoncement à l’action que figure le passage à l’acte de créer. Il semble omettre qu’accompagnant l’action, les idées et les images structurent notre rapport au réel. Herbert Marcuse dans La dimension esthétique le synthétise parfaitement : « L’art est une force productive qualitativement différente du travail » (DE, 49). Il mobilise en effet l’énergie libidinale autrement que le travail et peut donc « devenir un facteur de transformation de la conscience » (DE, 51), même si « la subversion de l’expérience qui appartient en propre à l’art et à la rébellion contre le principe de réalité contenue dans cette subversion ne peut se traduire dans une pratique politique » (DE, 50 sq.). Action directe ou indirecte, l’art est une subversion nécessaire et un impératif à la révolution…

Avant la révolution, après la révolution, la création artistique semble baliser le chemin et est un horizon actif de l’histoire.

 

Enfin, vers la fin de l’ouvrage, Geoffroy de Lagasnerie prône un cynisme programmatique et invite les artistes à exposer, sans âme, chez Vuitton ou au Palais de Tokyo. Le « cynisme » porté par l’auteur n’est que le cynisme du monde. Philosopher chez Bolloré ou écrire chez Lagardère, exposer chez Vuitton, c’est penser, créer dans un monde malade. Ne demandons pas aux artistes, une vertu que nous autres sommes incapables de revêtir. Créer dans un monde mauvais semble de plus en plus impératif.

 

[1] Hal Foster, « The Return of the Real: The Avant-Garde at the End of the Century», MIT Press. 1996

[2]   Jacques Rancière « Le Spectateur émancipé », La Fabrique, 2008

[3]    Herbert Marcuse « La dimension esthétique », Seuil, 1977