L’économie critique de Léa Klein
Économie, du grec ancien oïkos-nomos, loi ou administration du foyer, qui désigne d’abord la gestion des ressources à l’échelle de la cellule familiale, et par extension la science qui étudie les mécanismes de production et d’allocation des ressources dans une société donnée. Du personnel au macroprocessus marchand, les deux dimensions du terme se rejoignent chez Léa Klein, pour former une économie critique, fomentée depuis l’intimité de l’appartement ou d’un atelier où l’on n’est admis qu’avec circonspection. Pratique non-revendicative, d’autant plus subversive qu’elle procède d’une radicale économie de moyen (de simples traits sur du papier, un rouleau de scotch tesa bleu), venant littéralement rayer l’utilité sociale de l’espace du foyer, du travail productif ou de la création, et des outils qui s’y rapportent.
Tout commence en 2011-2013 dans l’appartement de l’artiste, par un Devoir domestique rouge, qui criminalise au sang d’une cire bientôt perdue par la fonte en bronze, les menus gestes et objets de la vie quotidienne (bouilloire, tube de dentifrice, brosse à dent), qui souligne déjà la rationalité bien ordonnée d’existences rythmées par les temps dits physiologiques, de travail ou de loisir. Sept ans plus tard, passée à nouveau au rouge, d’un Filtre critique cette fois, dans un remploi qui tient autant d’une économie auto-circulaire que d’un repentir palimpseste, l’intervention se charge d’un refus plus global de l’assignation à résidence ou à l’emploi du temps ainsi qu’à une forme de domesticité encore majoritairement réservée au travail féminin, ou de minutie plastique renvoyant également à un partage genré des pratiques artistiques.
Rares sont les artistes qui parviennent ainsi, comme Jean Le Gac (Elles sont devenues de nouvelles œuvres), à réinvestir leur propre œuvre d’une dimension supplémentaire. Léa Klein ne s’en contente pas. Comme le personnage de La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, qui ne s’y enferme que pour mieux en sortir ou mieux défaire depuis sa baignoire et par sa démission l’économie capitaliste, Léa Klein biffe d’un trait les illusions managériales et productives : « Edmondsson pensait qu’il y avait quelque chose de desséchant dans mon refus de quitter la salle de bain, mais cela ne l’empêchait pas de me faciliter la vie, subvenant aux besoins du foyer en travaillant à mi-temps dans une galerie d’art ».
Le critique par effacement ou enfermement volontaire, révolutionnaire en chambre ou en salle de bain, est en réalité un free-rider assumé, faisant travailler les autres (ou prétendre travailler, « à mi-temps dans une galerie d’art ») pour mieux continuer à critiquer la valeur travail. Sans verser dans le cynisme contemplatif du personnage de Jean-Philippe Toussaint, Léa Klein s’impose comme une redoutable négatrice des rapports de production et consommation. Le Bureau 202, intervention de 2021, est ainsi la reconstitution méticuleuse du bureau d’un « créa » (les tréteaux évoquent volontiers une agence de graphisme ou de design), mais rendu totalement inutilisable, tous les objets étant recouverts de scotch tesa bleu, renvoyant dans les limbes de l’improductivité tous les bullshit jobs du tertiaire.
Utilisant de façon assumée la citation (à quoi bon produire du neuf ?) dans une série de dessins de 2021, Une œuvre de Kippenberger, qui renvoyait lui-même aussi explicitement à La fin heureuse de « L’Amérique » de Franz Kafka, propose une vue frontale, toujours passée au filtre d’un dessin au trait, des « bureaux d’embauche » imaginés par l’auteur, installés grandeur nature par le plasticien. La radicalité du geste uniforme nie froidement l’idéal de la grande foire du travail, où l’hétérogénéité du mobilier représentait l’illusion d’une multiplicité de postes, censée répondre à la diversité des profils et des candidats. Nul n’est besoin ici du verbe truculent des Lettres de non-motivation d’un Julien Prévieux pour arriver au même constat des promesses absurdes faites à tous les stades de la production, de l’accomplissement de soi vendu au moment de l’entretien de motivation aux prétendus délices de la consommation.
Sur un mode plus loufoque, Les conditions de la création dévoilent en 2020 les dessous économiques de la condition d’artiste, en quatre panneaux : la liberté est réduite à l’allure rigide d’une Margaret Thatcher, l’incubateur prend place dans la figure d’un « assisté » rabougri et le « volet biodiversité » est incarné par deux chiens fous, gardiens d’une bonne conscience écologique qu’ils sont évidemment loin de pouvoir reprendre à leur compte. Remake de la grande inspiration romantique, une « empreinte sensible », gage de la sincérité et de l’engagement d’un artiste prêt à casser des briques, estampille le tout.
Plus tendre en apparence, mais non moins dénuée de rapports de domination, la récente série Lit double fait un retour à l’économie domestique, puisqu’il s’agit d’évoquer, par un dessin typographique, des couples réels ou imaginaires ayant eu la création ou la science en partage mais pas forcément en équité. Si dans la mémoire collective Irène et Frédéric Joliot-Curie sont toujours convoqués ensemble, jusque dans leur patronyme, Dorothea Tanning a certainement pâti de l’aura de Max Ernst. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Chambre 202 (comme le Bureau de Léa Klein…) de son Hôtel du Pavot, ne semble guère propice à la tranquillité conjugale, et n’a été achetée par le Centre Pompidou qu’en 1977, un an après la mort de Max Ernst.
De la chambre au lavabo, de la foire d’embauche au bureau, Léa Klein trace la ligne, aussi forte que ténue, d’une économie critique qui décortique à bas bruit aussi bien les déséquilibres des relations non-marchandes au sein du couple d’artistes que les rêves d’épanouissement productiviste du néomanagement. En cohérence avec sa discrétion subversive, sa radicale économie de moyens est un risque à prendre, aussi splendidement minimal, dans notre monde de l’explicite et du bruyant, que de sortir de la salle de bain : « Assis sur le rebord de la baignoire, j’expliquais à Edmondsson qu’il n’était peut-être pas très sain, à vingt-sept ans, bientôt vingt-neuf, de vivre plus ou moins reclus dans une baignoire. Je devais prendre un risque, disais-je les yeux baissés, en caressant l’émail de la baignoire, le risque de compromettre la quiétude de ma vie abstraite pour. Je ne terminai pas ma phrase. Le lendemain, je sortais de la salle de bain. »