LE MONDE DES LAMARCHE – OVIZE
Le travail de Florentine et Alexandre Lamarche-Ovize se présente sous la forme de vastes installations immersives nous invitant à en faire des lieux d’habitation quotidienne. Tout y conspire : papiers peints, tableaux, vases, paravents, rideaux, tapis, bancs et tabourets en céramique. Ces lieux ne visent pas à la simple utilité matérielle : ils appellent à une vie amplifiée que l’on sent courir à travers la luxuriance des figures déployées, vie cosmique créatrice s’épanouissant au-delà des vivants, enveloppant tout dans son fluide. Par ce parti-pris vitaliste les Lamarche-Ovize se rapprochent du mouvement des Arts & Crafts et de son fondateur William Morris. Comme ce dernier, ils militent pour un art utile, destiné à couvrir l’ensemble de nos besoins, tant physiques que métaphysiques : un art qui n’est pas retranché de l’espace habitable ; car isolé, dans le cadre d’un tableau ou sur la hauteur d’un piédestal, l’art dépérit et notre vie, abandonnée à la gestion minimaliste de nos besoins par des industriels fonctionnalistes, s’enferme dans sa carapace biologique.
L’un des moyens imaginés par les Lamarche-Ovize pour échapper au grand enfermement du mode de vie industriel est la pratique du papier peint artisanal, portée à un degré de liberté qu’on ne rencontre pas chez son initiateur, William Morris. Alain résumait d’un trait la différence entre industrie et artisanat : d’un côté, on progresse d’un concept défini dans ses moindres détails vers sa réalisation concrète, de l’autre, d’un projet plus vague qu’on précise en le réalisant, en improvisant. Car l’artisan ne pourra et ne voudra jamais reproduire avec une régularité parfaite son action : il aura toujours à cœur de produire du neuf, tranchant sur l’ancien, de créer.
C’est pourquoi, par leur « irrégulière régularité », les papiers peints des Lamarche-Ovize fonctionnent comme des images du flot vital inlassablement créateur qui nous enveloppe. Et, collés sur un mur, ils le transformeront en une fenêtre sur le cosmos : un cosmos se reproduisant tout en se renouvelant, bien loin du monde régi par des lois d’acier de la physique classique. Selon Friedrich August von Hayek, les Anciens auraient forgé le mot cosmos pour désigner un type particulier d’ordre, d’une extrême complexité, incontrôlable par les humains. Et ils auraient réservé le terme de taxis pour signifier un ordre de faible complexité, produit et dirigé par une volonté humaine. Hayek distingue ainsi les ordres « tactiques » humains, surdéterminés, clairement finalisés, de l’ordre cosmique, dont les éléments poursuivent spontanément leur tendance propre, en restent néanmoins solidaires par leur obéissance approximative aux mêmes règles.
Entrons avec ces deux notions dans l’univers des Lamarche-Ovize : univers à deux strates, comportant des fragments ordonnés à des fins bien précises, mais baignant dans un liquide amniotique soumis à des régularités moins contraignantes. En principe, leurs installations forment un ordre « cosmique », spontané, tandis que les pièces qui les composent suivent la logique d’un ordre « tactique », clairement finalisé. Mais parfois cette frontière se déplace : le fluide vital ambiant s’infiltre dans les tableaux et les céramiques pour y découper des mondes bien centrés autour de leurs propres points de fuite, flottants sur la toile de fond de motifs se répétant bon an mal an : comme dans un papier peint artisanal. D’autres fois, c’est le fond qui perd son rythme étale pour se plisser autour d’un regard centralisateur volant : comme celui de la chauve-souris nommée Rufus, personnage principal de la toute récente exposition éponyme présentée par nos artistes au FRAC de Normandie-Caen.
Cette conception du monde explique aussi leur hommage rendu au père de l’écologie moderne, Elisée Reclus, au Darwin Lab à Paris. Reclus envisageait la terre comme une fédération d’écosystèmes à l’image de son ami Mikhaïl Bakounine qui rêvait d’une humanité anarchiste, vivant au sein d’une fédération mondiale de communautés humaines. Dans une communauté – comme dans un écosystème – les individus poursuivent unanimement une fin commune et obéissent aux règles qui en découlent, tandis que dans le cadre de la confédération planétaire, les communautés instaurent entre elle un modus vivendi leur permettant – comme dans la Grande Nature – de poursuivre de façon non violente leurs fins respectives, en respectant des règles souples, spontanément issues d’une négociation permanente. Tentante analogie !
L’adhésion du duo Lamarche-Ovize à cet ordre naturel spontané, cohérente avec son « art artisanal », mérite d’être imitée, à une époque où l’action industrielle tente de faire régner au sein même de la nature un ordre « anthropocène » : surdéterminé, autoritairement finalisé, dévorateur de la diversité biologique et humaine.
INFOS :
« Rufus »
Frac Normandie Caen
7 bis rue Neuve Bourg l'Abbé, Caen
jusqu’au 24 mai