Le CWB sens dessus dessous

Par Maya Sachweh3 octobre 2024In Articles, 2024, Revue#33

 

 

Cet automne, le Centre Wallonie-Bruxelles Paris ouvre tous ses espaces pour servir d’aire de jeu à des artistes et des collectifs d’architecture sous le titre Territoires hétérotopiques.
Les deux commissaires, Caterina Zevola et Gregory Lang, expliquent ici leur concept.

Maya Sachweh : Évidemment, le titre de l’exposition interroge. Qu’est-ce qui se cache derrière ?

Gregory Lang : La notion de territoire, terme géographique, est ici envisagée sous l’angle de la poïétique ayant pour objet l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée qui débouche sur une création nouvelle. Les espaces sont pensés ici comme des aires de jeu avec les artistes, devenant ainsi des territoires d’émancipation, propices à des réinterprétations liminales, à des changements d’usage et d’échelle. Les installations in situ, conçues et réalisées par les artistes et les collectifs invités, déjouent l’évidence de lieux concrets, offrant des espaces qui accueillent des imaginaires, dans le sens de l’hétérotopie telle que définie par Michel Foucault. L’objectif était d’investir tous les territoires possibles du Centre.

Caterina Zevola : On voulait voir et montrer ce que cela veut dire d’habiter un espace aujourd’hui, au temps où des notions comme l’anarchitecture ou le metaverse nous interpellent. Ce qui était important pour nous, c’était de ne pas choisir des œuvres mais de convier des poétiques, donc de faire appel à des artistes capables d’agir en catalyseurs pour retravailler les espaces et permettre une nouvelle perception de ces lieux.

MS : Pour déconstruire et redéfinir les espaces du CWB, vous avez donc invité neuf artistes plasticiens et collectifs d’architectes. Comment les avez-vous choisis ?

GL : Le choix s’est fait de façon collégiale. Notre réflexion sur les emplacements s’est développée au fur et à mesure en dialogue avec des artistes ayant une inclination à lire et saisir un espace. Nous avons privilégié une collaboration étroite avec certain.e.s pour en sélectionner un, faire des recherches, expérimenter et le repotentialiser à travers leur œuvre. Nous avons choisi des propositions plutôt immersives qui traversent les lieux et se laissent traverser, favorisant la circulation, la contemplation et l’expérience du public. Ces installations perceptives se déploient dans des registres complémentaires, allant jusqu’à employer des matériaux à chaque fois différents, explorant plusieurs textures, comme les drapés d’Esther Denis ou le mur de Morgane Tschiember.

MS : C’est ce mur qui accueille les visiteurs dès le parvis devant l’entrée du CWB et donne, en quelque sorte, le ton de l’exposition.

GL : L’artiste a été à la hauteur de l’enjeu pour déjouer des évidences de l’architecture existante, en réinterprétant in situ un de ses concepts. Sa construction, constituée de parpaings bruts, cimentés d’un mortier teinté de rose qui évoque la chair, constellé de paillettes, se joue des genres et confère une sensualité inattendue à des matériaux industriels. Ses murs n’ont pas pour fonction de séparer des espaces mais au contraire de les ouvrir : ici le mur ne porte rien et ne délimite pas un extérieur et un intérieur, mais constitue un geste sculptural qui traverse en oblique la paroi de la façade classée et relie ainsi le dehors et le dedans.

MS : Vivien Roubaud, quant à lui, présente une toute nouvelle installation spécialement conçue pour l’exposition, dans la salle de cinéma.

CZ : C’est lui qui a choisi cet espace qui, à la base, ne devait même pas être un endroit de monstration. Il a souhaité imaginer un mécanisme cinématographique au sein du cinéma. Il a conçu une machine « à la Roubaud » qui a une transparence trompeuse parce qu’on voit tout le processus mais on ne comprend pas du tout comment cela marche. A l’aide de souffleries, son installation fait voler un samare, cette graine ailée et tourbillonnante de l’érable, qu’il projette par un jeu de lumières et de caméra sur l’écran de cinéma.

MS : Le spectateur est complètement immergé dans ce spectacle plein de légèreté et de poésie. Il est par ailleurs invité à déambuler librement à travers les différentes installations et à se laisser surprendre, par exemple par la proposition de Bento, un bureau d’architecture novateur qui plonge le public dans une expérimentation sensorielle, visuelle, olfactive et tactile.

CZ : Au sein d’une black box on découvre l‘élément par excellence qui démarque la poétique de Bento : le mycélium dont on ne connaît que la partie visible, le champignon, mais dont l’essentiel se trouve sous terre et vit pendant des millénaires. Ils ont imaginé un environnement avec des tuiles de mycélium, des plantes, de l’eau, de la vapeur, de l’oxygène et des néons rouges.

MS : Si quelques installations se jouent en « vase clos », d’autres correspondent à votre volonté de faire dialoguer des œuvres, entre elles et avec les données de l’espace.

GL : Le dialogue, en regard avec ce que font les autres, a été d’autant plus important pour la galerie d’exposition qui accueille cinq interventions autonomes ayant chacune leur espace propre. Chaque projet explore, détourne et révèle des aspects différents du lien à l’architecture en présence. Ainsi, Morgane Tschiember et Jean-Baptiste Brueder explorent chacun de manière radicalement différente les conventions architecturales et nous confrontent à la physicalité des matériaux, tandis que Nadia Guerroui joue sur l’immatériel pour ouvrir un espace au-delà d’un mur existant en projetant un film de lumières urbaines sur un grand mur en béton, qui devient dès lors partie intégrante de son œuvre. L’onirisme et l’image mentale une fois captés influencent notre perception des autres éléments architecturaux à venir.

MS : Certains espaces accueilleront un programme de performances, initié et conçu par Caterina, le soir du vernissage et le 18 octobre entre midi et minuit avec la première édition du Festival PERFORMISSIMA. A quoi faut-il s’attendre ?

CZ : Le soir du vernissage, les performances vont perturber l’espace-temps par la voix, la parole ou le geste, avec, entre autres, François Durif, Sarah Trouche et Théo Casciani. Pour PERFORMISSIMA, le nouveau Festival des Arts Performatifs, nous avons invité 50 artistes provenant de 18 pays. L’idée était de donner un temps et un lieu à cette discipline qui, hélas, a disparu du centre d’intérêt de plusieurs institutions parisiennes. Il y aura sept scènes activées simultanément que les spectateurs pourront suivre selon leur envie ou guidés par des « onironautes », des navigateurs d’espaces de rêves qui accompagneront le public dans les dédales de cette anthologie de performances.

Propos recueillis par Maya Sachweh

 

Infos

Territoires hétérotopiques
Du 14 octobre au 16 novembre 2024
Centre Wallonie-Bruxelles Paris
127-129 rue Saint-Martin, Paris 4e