Laëtitia Badaut-Haussmann et le divan de la psy
« Chez Fabre », la psychanalyste Annabelle Ponroy lance un nouveau format d’exposition sous forme de cartes blanches annuelles, dans son appartement qui est aussi son lieu de travail. Une modularité qui a séduit l’artiste invitée par la curatrice Alexandra Fau à inaugurer le projet, accompagnée de sa galerie Joseph Allen.
« SAS Villa Psy 2» est le fruit de cette « chaîne vertueuse », telle que la décrit l’artiste, cette adresse intimiste chargée d’affects et de souvenirs, de voyages, d’amitiés, théâtre de l’espace social où le regard de l’autre continue d’agir, garde son emprise sur nos comportements. Dès lors, par une installation à géométrie variable, l’artiste convoque ce rapport de classe où le bon goût fait office de viatique, mais aussi ces mécanismes souterrains qu’elle scénarise et fait remonter à la surface, et ces stratégies imaginatives subtilement sous-jacentes. Nous sommes à la fois dans une entité économique (société créée par la curatrice pour le projet) et dans un roman dont le héros opère des allers-retours, des collages spatio-temporels entre le Japon, le cinéma italien des années 60, Perriand et Le Corbusier, Bataille et Buñuel, le design et l’artisanat, à partir d’indices parsemés, d’incarnations à venir.
Dès l’entrée, une image revue et corrigée puisée dans la série des publicités des années 80 pour intérieurs cossus « Maisons Françaises, une collection », nous met sur la voie. Puis un rideau amovible transforme l’espace et suggère une habile transition entre le bureau et l’ailleurs. Conçu spécialement, il renvoie, par ses motifs, au séjour de l’artiste à la Villa Kujoyama à Kyoto en 2016, comme aux ceintures traditionnelles richement ornées.
Nous pénétrons alors dans un espace visuel en biais, trouvaille scénique qui nous place dans un entre-deux où les formes et leurs échos parlent d’eux-mêmes. Une large estrade noire recouverte de carreaux de céramique, (assise ou socle ?), qui remonte jusqu’à empiéter sur une partie de la cheminée, évoque un mémorial, celui du musée de Kamakura à l’avenir menacé, dont on remarque les photographies incrustées, avec ce bouquet de fleurs à demi fanées.
Dédoublement d’une mémoire à ressort qui nous laisse comme interdits.
Une petite chaise en bois de fabrication artisanale nous offre une autre piste, celle du film Il Boom de Vittorio de Sica, dont le personnage principal, désireux de maintenir son train de vie coûte que coûte, passe un incroyable marché et troque son œil. Cet organe démesurément grand qui flottait dans la piscine de la Maison Carré d’Alvar Aalto lors de l’intervention de Laëtitia Badaut-Haussmann en 2017, « La politesse de Wassermann« , titre emprunté à Ballard. L’on retrouve des ombres dormantes également dans les verres renversés et glaçons de cristal à même le sol. Hommage aux reliques de Louis et Olga Carré, laissées telles quelles, à ces fêtes mémorables où l’ivresse n’est jamais loin de la perte de contrôle, ainsi de cette transparence qui se joue de l’opacité.
Les lampes-sculptures, répliques de « Scenius II » conçues pour la galerie de Noisy-le-Sec à l’invitation d’Emilie Renard, depuis commande du CNAP, et les plafonniers plongent dans une atmosphère à la fois diurne et nocturne. Cette ambiguïté opère une bascule entre les postures de regardeur et de voyeur, derrière une fausse neutralité affichée.
Et c’est tout l’art de cette artiste, lauréate Prix AWARE 2017, de venir bousculer nos trajectoires de lecture du réel. Ses œuvres filmiques, photographiques, sculpturales, hybridées de performances et « déambulations cinématographiques » comme elle les nomme, à la manière d’une archéologue, par ses accumulations de strates ont ce pouvoir de transcender un lieu.
Il semble qu’elle ait trouvé « Chez Fabre », une problématique à la hauteur de sa propension à l’irrationnel, dont nous devenons captifs à notre corps défendant.
Marie de La Fresnaye