La parole donnée, Isabelle Ferreira à l’EAC les Roches

Par Marie Gayet3 août 2021In Articles, 2021

 

La parole donnée, le titre de l’exposition d’Isabelle Ferreira présentée à l’EAC Les Roches, avec un commissariat de Leïla Simon, résone comme un acte d’engagement – « je te donne la parole », « je te donne ma parole » -, un acte de confiance entre des personnes, au moins deux. Et des personnes, des visages, il y en a dans l’exposition. Des visages d’une autre époque, des visages qui nous regardent, des visages comme passés par le temps, des anonymes. Tels des « apostrophes muettes » pour reprendre le beau titre du livre de Jean-Christophe Bailly sur les portraits du Fayoun.

C’est à eux d’ailleurs que les portraits d’Isabelle Ferreira me font penser lorsque je les découvre, présences frontales à moitié effacées à la surface du bois ou juxtaposés, comme coupés en deux, à des aplats de couleur aux formes déstructurées, – est-ce de la sculpture ? – et pour certains, recouverts par un pan de feutre venant les couvrir, comme une couverture, dissimulant une partie du visage, parfois la totalité. Ils sont là et leur simple présence, par fragments, vient circonscrire un espace de remémoration et d’intimité où chacun peut, dans le même temps, se sentir proche autant qu’étranger.

Proche, car ces portraits du passé ont la familiarité du style de la photo d’identité de nos parents, nos grands-parents, dans la pose, le vêtement apprêté. Etranger, car malgré cette familiarité, toutes ces personnes nous sont inconnues…  nul ne sait qui elles sont, ce qui leur est arrivé.  Pas même l’artiste qui trouve et achète les photos sur internet. Arrivés dans son travail pour accompagner une recherche autour de l’histoire de l’immigration portugaise et d’un détail particulier concernant l’organisation des voyages clandestins vers la France, la photo déchirée. Tous ces portraits qui composent l’ensemble de la série L’invention du courage (o salto), servent le récit d’une histoire qui n’a pas été la leur… le courage de partir, de faire le voyage, d’aller vers l’inconnu, espérer un monde meilleur ; le courage de perdre une partie de soi, d’être déchiré en deux, entre ici et là-bas, à jamais.

Le jour du vernissage, l’artiste présente le principe de la photo déchirée : « Avant de partir, chaque candidat à l’immigration confiait sa photo d’identité à un passeur qui la déchirait alors en deux. La première moitié de cette image était remise à la famille (ou confiée à un ami, une personne de confiance) tandis que l’autre était redonnée au clandestin pour la durée du voyage. Une fois arrivé à bon port, il confiait sa moitié de photo au passeur qui la refaisait alors voyager à l’envers jusqu’au village de départ, afin qu’elle retrouve sa moitié manquante. Il arrivait que le clandestin la poste tout simplement. La photo reconstituée déclenchait alors le paiement du solde par la famille (ou par celui qui avait gardé l’autre moitié de la photo et de la somme d’argent convenue). ».

Déchirure, passage, temps, césure, geste, fragilité, cette pratique ne pouvait que faire écho à celle d’Isabelle Ferreira qui développe un travail autour du papier déchiré, de la brisure, de la couleur, du volume et de l’installation, avec des médiums tels que le bois, le papier, le feutre, la brique, l’agrafe… C’est ainsi que le visage par le transfert de la photographie est apparu dans ses nouvelles pièces, d’une manière inédite et à la fois presque consubstantielle. Il est même étonnant de voir comment cette nouvelle recherche lui permet de continuer des gestes de sa pratique tout en les déplaçant et de mettre en jeu des formes qui les renouvellent. Ainsi, les aplats aux couleurs si particulières, la trouée du bois telle une plaie ouverte, les bords effilochés, la délicate intensité du feutre roulé (Notre feu, si émouvant), les dessins aux repères flottants et même une installation plus ancienne en briques peintes en rose (Pink Islo), sont rejoués ici au centre de l’espace.  Marque d’une frontière et d’un territoire dans le lieu, cette variation trouve sa place dans l’ensemble de l’exposition comme si, dès son origine, elle avait été créée pour elle. Tout comme le Staccato, réalisé à même le mur, une composition aux papiers agrafés puis déchirés quasi dans le même mouvement, principe de réalisation faisant partie du répertoire des pièces de l’artiste depuis quelques années, vient rappeler que le geste pictural a souvent à voir avec le geste performatif et la mesure du corps.

 La parole donnée, c’est aussi l’occasion de retrouver quelques Pétales, « tableaux » formés à partir de papiers déchirés colorés, se disposant dans le cadre de manière aléatoire à la faveur d’une manipulation, « fixés » dans un équilibre incertain, tenant comme par miracle et pouvant tomber au moindre mouvement. Souvent assimilés à une forme de paysage abstrait, les Pétales en regard des portraits, prennent ici une dimension plus conceptuelle et métaphorique, celle du hasard qui peut faire basculer l’existence à tout moment.  Dans la continuité du récit de l’immigration, il n’est pas interdit non plus de penser à ceux pour qui la deuxième partie de la photo n’est jamais revenue, à son effacement avec le temps, au départ sans retour. Le visage s’en est allé…

A parole donnée, parole écoutée. Avec une retenue que l’on pourrait nommer pudeur, Isabelle Ferreira dévoile ici une histoire passée, faite de vie et d’absence, d’exil et d’attachement, que le temps retient doucement.


INFOS

Cette exposition bénéficie de l’aide de la Fondation Calouste Gulbenkian

La parole donnée – Isabelle Ferreira

Commissaire de l'exposition : Leïla Simon
Espace d’art contemporain Les Roches,
Maison des Roches, 43400 Chambon-sur-Lignon
jusqu’au 29 août 2021

www.eaclesroches.com