La Fugitive, une Albertine queer au Crédac

Par Marie de La Fresnaye13 décembre 2022In Articles, 2022

 

Entretien réalisé avec Ana Mendoza Aldana et Claire Le Restif

 

Si l’on a très tôt cantonné « l’Albertine » de Proust à un Albert ou un Alfred masqué en femme, comme le souligne Claire Le Restif, le Crédac se saisit de l’occasion du centenaire de la mort du créateur pour redéfinir les frontières et la géographie du désir de ce personnage qui reste insaisissable. Si Proust fait d’Albertine sa prisonnière, elle ne cesse de lui échapper, devenant par sa sexualité un symbole de rupture face aux assignations dominantes, tout comme les artistes convoqué.e.s par Ana Mendoza Aladana, commissaire d’une exposition collective qui mêle sources littéraires, narration fantasmée et revendications identitaires. Entre l’espace domestique de la chambre, et l’on songe autant à Chantal Akerman qu’à Virginia Woolf (une chambre à soi), au miroir réfléchissant qui fait du spectateur un voyeur jusqu’aux hétérotopies de la résistance LGBTQI+. De la lumière à l’opacité, de l’intérieur à l’extérieur, une traversée subtile comme une révolution de velours pour un monument de la littérature passé au crible des gender studies.

Quelle est l’origine et l’ambition première de l’exposition ?

Claire Le Restif. Une génération d’artistes, de chercheurs et de curateurs dont fait partie Ana Mendoza Aldana et moi-même comme directrice d’institution, assument aujourd’hui la nécessité d’affronter les exclusions structurelles.

Le projet d’Ana me semblait passionnant à ce titre, mais aussi car non sans humour il saisit le centenaire de la mort de Proust pour lequel rares sont les projets qui aborde le personnage d’Albertine et encore moins son lesbiannisme.

Pour reprendre les mots de Monique Wittige qui elle sera célébrée en 2023 dans son introduction à « La Pensée Straight » : « la seule chose à faire est donc de se considérer ici même comme une fugitive, une esclave en fuite, une lesbienne ».

Comment l’avez-vous imaginé à deux ?

AMA. C’est pendant un an que ce projet a progressivement pris la forme d’une exposition. Il s’agissait à l’origine d’une sorte d’obsession personnelle de ne trouver nulle part retranscrite l’expérience que je faisais de la lecture d’À la recherche du temps perdu : c’est-à-dire, d’y découvrir un grand érotisme et un univers où les amours homosexuels peu à peu dominent. Puis sont venus le film La Captive de Chantal Akerman (adaptation du tome V de La recherche) et des écrits de certaines chercheuses (Monique Wittig et son essai « Le Cheval de Troie » ou encore Eve Kosofsky Sedwick et « Proust and the Spectacle of the Closet », et enfin « Proust lesbien » d’Elisabeth Ladenson) : toutes des productions filmiques ou écrites par des femmes lesbiennes qui semblaient être les seules à s’intéresser au personnage d’Albertine et à vouloir y voir autre chose qu’un « homme travesti en femme » ou qu’une histoire de « transposition ».

Les questions de genre trouvant écho dans le travail d’artistes contemporain·es qui m’intéressent depuis quelque temps, tout comme la question de se construire une identité, de s’auto-définir, de mêler intime et politique, le projet a fini par prendre la forme d’une exposition.

Claire Le Restif a soutenu et accompagné le projet depuis ses débuts, qui je crois trouve une place assez logique dans la programmation qu’elle a l’ambition de développer au Crédac depuis longtemps. Elle a pensé avec moi également que les photographies pornographiques des années 1920, montrées dans la première salle, en provenance de l’excellente galerie Au bonheur du jour – Nicole Canet étaient essentielles afin de proposer une fiction avec des éléments pourtant extraits du réel même si ici, détournés.

Outre le défi de transposer un personnage de fiction littéraire, vous relevez le défi d’une relecture d’Albertine, débarrassée du male gaze : quels principes vous ont guidé ?

AMA. Le texte proustien lui-même en premier lieu, qui propose un portrait beaucoup plus ouvert d’Albertine que certains critiques ont voulu le faire croire : une Albertine dont l’essence même est l’évanescence et l’impossibilité d’être cernée. Ensuite, les textes des chercheuses précédemment citées qui apportent une réflexion profonde à partir des gender studies. Enfin, via les œuvres des artistes dont nous présentons le travail dans l’exposition, afin de proposer en filigrane une image de la femme lesbienne par la femme lesbienne, allant des figures ultra-féminines de Marie Laurencin, aux personnages androgynes de Lena Vandrey ou de Pauline Boudry / Renate Lorenz, aux femmes bodybuildées de G.B. Jones, jusqu’aux portraits plus abstraits tels qu’on peut interpréter les sculptures de Cécile Bouffard, et enfin, les autoportraits très intimes de Chantal Akerman et de Tirdad Hashemi et sa compagne Soufia Erfanian.

Le choix des artistes : quels enjeux et partis pris ?

AMA. L’exposition fait le choix de présenter le travail d’artistes ou de figures historiques ou bien connues comme Akerman ou Marc Camille Chaimowicz, dont le travail a influencé plusieurs générations, aux côtés de figures plus obscures comme peuvent l’être G.B. Jones ou Lena Vandrey. Enfin, est présentée une jeune scène artistique française qui développe un travail esthétique d’une grande qualité et dont je suis pour certain·es le travail depuis longtemps et/ou qui me sont proches : Mélissa Boucher, Anne Bourse, Cécile Bouffard, Marcel Devillers, et Jean de Sagazan.

Claire Le Restif. Je citerai la présence totalement fugitive de l’exposition d’Ana Jota puisque si elle apparait dans les documents de communication et dans la feuille de salle, aucun objet ne signale sa présence dans l’exposition.

Elle a choisi de placer sa pièce, pensée en réponse à notre invitation, dans son projet de chambre, pas celle de l’exposition, mais dans sa « Chambre en ville » produite à la Cité internationale des arts dans le cadre du festival d’Automne sur une invitation de Clément Dirié. Une belle idée curatoriale.

Une certaine indétermination semble habiter à la fois l’atmosphère et l’intimité des personnages convoqués : quelles sont les autres clés de lecture possible de l’ensemble pour prolonger l’expérience ?

AMA. En suivant le parcours de l’exposition, on passe de la convocation d’un personnage précis (même si fictif) à l’histoire de l’auto-détermination d’une identité (la lesbienne). Les scans des fanzines et revues (Le Torchon brûleClit 007Quand les femmes s’aiment, VlastaMasques) qui sont proposés dans le couloir viennent nourrir cette autre clé de lecture. La production féministe, les écrits lesbiens ou gays ont toujours existé, l’invisibilisation volontaire de cette matière est ce qui questionne.

L’idée développée à travers l’exposition est aussi de proposer des fragments d’autres discours aux personnes qui parfois ne se sentent pas représentées dans ce qu’elles voient ou ce qu’elles lisent couramment.

Enfin, il est aussi question d’agir contre les idées imposées et donc reçues que l’on peut avoir d’une œuvre. A force d’avoir fait de La recherche un monument littéraire, de répéter que l’on est obligé·es d’en aimer sa lecture, on a tendance à oublier la force et la modernité du texte proustien, qui agit, pour citer Wittig, en véritable « Cheval de Troie » pour bouleverser l’ordre établi, de l’intérieur. L’exposition, je l’espère, rappelle à quel point l’art et la littérature peuvent être radicales : des armes efficaces pour échapper aux définitions que d’autres nous imposent.


 

Infos pratiques :

LA FUGITIVE

jusqu’au 18.12.22

Le Crédac

https://credac.fr/

Hors Les Murs : Une chambre en ville, Ana Jotta

https://www.festival-automne.com/