La fête de l’insignifiance

 

Par Chloe Godefroy16 décembre 2020In Articles, Expositions, Région, 2020

 

         « Le sens de la vie c’est justement de s’amuser avec la vie » écrivait Milan Kundera dans Risibles Amours, résumant dans un même temps la vacuité de l’existence et la nécessité des plaisirs récréatifs. Conçue à partir de l’œuvre littéraire de l’écrivain, La fête de l’insignifiance invite à une déambulation romanesque dans l’espace de La Kunsthalle de Mulhouse, transformée pour l’occasion en intérieur domestique. Cette exposition, pensée par la curatrice invitée Leïla Couradin à l’occasion de la Regionale, réunit 11 artistes français·e·s, suisses et allemand·e·s sur les thèmes de l’identité et l’altérité, la mémoire et l’oubli, les faux-semblants et les nobles sentiments.

Si la légèreté est parfois insoutenable, la pesanteur de cette période aussi. Mais La fête de l’insignifiance, avec son apparente frivolité, en estompe l’amertume. Le titre reflète la volonté de créer des ponts entre les arts visuels et la littérature mais se lit aussi comme la promesse d’une épopée ordinaire. À l’instar du regard de l’auteur sur ses personnages, le public est invité à poser le sien sur la vaste tragi-comédie qu’est la vie humaine.

L’exposition s’appréhende à la manière d’une pièce musicale avec ses refrains et ses variations. Dès l’entrée, un métronome surmonté d’un crayon suspend son mouvement, indiquant un changement de temporalité. Lorsque nos yeux se tournent vers la suite de l’exposition, ils se heurtent cette fois-ci à l’œuvre Silencio : trois partitions d’hymnes de pays en guerre, faites de notes en creux, qui dénoncent sans bruit mais non sans force, l’éternelle violence humaine. Ces productions de Pável Aguilar, dont la poésie mène au politique, peuvent se lire comme une recommandation de lecture de l’exposition : méfiez-vous des apparences, grattez sous le vernis. L’impression est la même au contact des installations de Flurina Sokoll, que nous serions de prime abord tentés d’aborder comme des évocations de mobilier d’intérieur, ici, un portemanteau ; là, un vide-poche. Mais, en s’y penchant de plus près, ces assemblages élaborés se révèlent plutôt comme un véritable pied de nez à l’ergonomie et dès lors, il en devient absurde de leur chercher une utilité. Ainsi, le parfait cabinet de lecture avec fauteuil en rotin et lumière tamisée se transforme en objet surréaliste impossible. Un sentiment de décor fictif renforcé par l’imposante cheminée impression marbre de David Berwerger qui n’est en réalité que carton-pâte. Cet espace s’apparente à une scène en attente de protagonistes, ce que suggère le mobile de Danaé Hoffmann fait de plusieurs bustes en apesanteur, synecdoques de corps mouvants insaisissables.

La trivialité d’un bureau et la présence d’énigmatiques affiches avec la mention « Wuthering » nous invite à prendre place face à un ordinateur. C’est un nouveau chapitre qui s’ouvre, marqué par le rapport à l’autre, qu’il soit d’apparence humaine ou non d’ailleurs, puisque le duo d’artistes Marion Aeschlimann & Arthur Debert présente pour l’exposition la performance Wuthering 3 – Les Martiens, visible en direct uniquement le dimanche 13 décembre sur la chaîne Youtube de La Kunsthalle mais à réécouter à volonté grâce à un QR code. Sous la forme d’une émission radiophonique d’un nouveau genre, le duo s’est donné une mission : narrer des films désormais interdits à grand renfort d’effets spéciaux, de bruitages et d’humour. À travers ce scénario dystopique, les deux artistes mettent l’emphase sur l’ekphrasis et la transmission orale. C’est aussi tout ce qui est à l’œuvre dans la vidéo Mon idée d’Amélie Bargetzi où une famille se raconte à l’oreille l’histoire d’un passage dangereux de la frontière suisse par leur ancêtre durant la Seconde Guerre mondiale. Une manière de rappeler que les histoires individuelles constituent la grande Histoire collective. De la même manière, lorsque Kaltrinë Rrustemi reconstitue le salon kosovar de son enfance, à partir de photographies dont les visages des personnes demeurent cachés, c’est tout un travail de mémoire qu’elle effectue. Le dispositif nous invite à prendre place sur la banquette et à écouter le partage des souvenirs de la maison de sa grand-mère. Les lieux sont des réminiscences, ils sont aussi des personnes. C’est pourquoi l’exposition a été pensée par Leïla Couradin comme un vaste « chez-soi » où se jouent aussi bien le quotidien le plus sordide que les événements les plus bouleversants.

Tel que dans un roman de Milan Kundera, l’exposition adopte une narration éclatée où les thématiques se répètent selon différents angles, quitte à donner parfois une impression de déjà-vu. De l’autre côté de la cimaise, à nouveau, les cheminées aveugles de David Berwerger évoquent la possibilité d’un passage imaginaire reliant les deux pièces. Le papier peint au mur renoue avec l’absurde puisqu’il reprend avec facétie le graphisme de la Regionale 21, comme pour rappeler qu’une exposition est avant tout une construction factice et transitoire. À une autre échelle, les installations de Vincent Gallais agissent comme des dioramas construits à partir d’éléments glanés au gré des promenades urbaines. Le Tombeau quant à lui, cercueil disproportionné pour insecte, oscille entre sacré et profane, entre noble et kitsch. La mouche qui repose en paix agit comme un trompe-l’oeil tiré d’une peinture de la Renaissance italienne, vraie ou fausse ? L’histoire de l’art n’est-elle finalement pas intimement liée à l’histoire du leurre ?

L’amour, enfin, l’un des plus grands thèmes romanesques, n’est pas absent de cette exposition. Dans la vidéo Sunday Lovers, Jannick Giger mêle l’érotisme des corps aux formes des instruments de musique. Le désir se traduit par la lascivité des poses et les jeux de regards. À cette vision fantasmée de l’harmonie amoureuse, se superpose un autre aspect des relations sentimentales, le moment où le disque déraille. Dans l’installation Morgen Nicht d’Eva Border, les visiteurs·ses sont invité·es à s’asseoir sur le canapé d’un salon intimiste où résonnent les voix d’un homme et d’une femme qui se parlent sans se répondre, dans un dialogue discordant. Face à nous, une vue de l’océan invite notre regard à se perdre dans l’horizon, marquant la fin de l’histoire.

De La fête de l’insignifiance nous sortons avec une pointe de mélancolie romanesque comme lorsque nous finissons la lecture d’une histoire si exaltante que nous ressentons le besoin de rester quelques minutes, les yeux dans le vague, pour mieux la digérer. Une expérience que le public aura, espérons-le, l’occasion de vivre « en vrai » lors d’une ouverture en janvier.

 


Infos pratiques:

La fête de l’insignifiance – Regionale 21

Avec les artistes Marion Aeschlimann & Arthur Debert, Pável Aguilar, Amélie Bargetzi, David Berweger, Eva Borner, Vincent Gallais, Jannik Giger, Danae Hoffmann, Kaltrinë Rrustemi, Flurina Sokoll

La Kunsthalle Mulhouse

 

Jusqu’au 10 janvier 2021