Julie Coulon, Cadillac Wheel
Au fond de l’atelier, Julie Coulon conçoit des maquettes de rampes de skate. Ses photographies jonchent le sol et des mots galants sont accrochés aux murs avec un simple morceau de scotch bleu. Des expressions, des textos abrégés, des tatouages suggèrent le rituel consistant à graver les initiales des amoureux sur des arbres ou sur des cadenas, pour que l’amour dure toujours. Dans cette ambiance d’atelier, elle me présente avec enthousiasme sa nouvelle exposition : Cadillac Wheel. Des modules de skate aux vidéos, nous découvrons l’univers de l’artiste, peuplé de cow-boys, de skateurs et de couples s’embrassant passionnément dans des voitures décapotables…
Des bobines de film révèlent des présences, tels des souvenirs emprisonnés dans une boucle temporelle. Julie pose le cadre. En bruit de fond, des musiques mélancoliques captent notre attention. Une ambiance suspendue dans laquelle les cœurs s’harmonisent. Des amoureux, à l’image de Juliette et Roméo et toutes ces histoires d’amour parfois tragiques, s’embrassent pour la première fois ou bien la dernière dans un slow lent et éphémère dans cette église désacralisée occupée par le centre d’art de Chelles. Comment Julie Coulon parvient-elle à espionner ce réel pour en révéler sa propre fiction ? Quels sont les symboles hollywoodiens qui façonnent notre perception, nos émotions et les fondements de l’amour ? Comment l’artiste réinterprète-t-elle les symboles de la romance hollywoodienne mythiques et ancrés dans la société contemporaine ?
Julie Coulon nous intrigue par son esthétique des années Technicolor et plus particulièrement par le cinéma new-yorkais des années 70. Influencée par des écrivaines, comme Gloria Steinem, Joan Didion et Joyce Carol Oates, l’artiste apporte sa touche féministe et queer à ce que nous voyons à l’écran. Dans son œuvre, les images en négatif, à l’origine des films argentiques, sont le point de départ d’un protocole précis. Elle nous immerge dans ses photographies en utilisant des appareils numériques et argentiques. Elle vient ainsi doubler ses prises de vue par le numérique.
Par la suite, grâce à un important travail de post-production mi-numérique mi-argentique, elle révèle les spectres de la photographie. Elle exprime l’essence de ces personnages fictifs tout en supprimant l’identité du modèle sur les images imprimées.
De New York à Chelles, en passant par Berlin, elle s’inscrit dans l’histoire du cinéma. Pour elle, ces lieux mythiques, qu’elle nomme des « territoires de cinéma », n’existent qu’à travers le cadrage de la caméra et les images qui en sont faites. Du vieux hangar au skatepark, les frontières entre les villes ou entre les époques s’estompent ; ils elles ne sont plus qu’un ensemble d’images vernaculaires provenant de cette industrie et de la façon dont elle influence notre réalité.
Entre la réalité et le factice, les lieux de vie ne sont que des décors de cinéma dépourvus de fonction, prêts à accueillir nos fantasmes et nos rêveries. Cependant, il s’agit de vrais amoureux qui ne sont aucunement des acteurs qui jouent devant la caméra de l’artiste. Son œuvre est bien réelle et interroge le fictif. À l’instar de nombreux réalisateurs, Julie Coulon immortalise des instants vifs de notre époque et crée un cadre propice à l’émergence d’un instant suspendu dans notre quotidien.
Faire vrai, c’est ce que le cinéma fait de mieux. Il guide notre regard sur des projections qui nous plongent au cœur de l’intrigue. Julie nous plonge dans la nostalgie. À la fois anachronique, elle nous guide à travers les nuances colorées du cinéma tout en restant profondément ancrée dans notre époque et ses préoccupations. De véritables couples amoureux se regardent dans les yeux. Des plans cinématographiques témoignent de notre réalité. Enrobé d’une esthétique romantique, les skateurs semblent pensifs. Inscrit dans ces « territoires », l’amour adolescent est une source inépuisable d’inspiration. Entre la romance et ses espoirs fictifs, le skatepark de Chelles devient le décor. Au loin, les skateurs jouent la sérénade.
D’entrée de jeu, dans sa performance « Capulet//Montecchi », Julie Coulon scénarise et revisite l’histoire d’amour célèbre de Shakespeare, Roméo et Juliette. Des acteurs décontextualisés, un Roméo et une Juliette dansent sur la piste d’un skate-parc[1] fantasmé, aménagé en décor au sein de cette église désacralisée. Une soirée où l’on n’oublie pas les autres autour de soi. Le spectateur s’empare de cette histoire. Les amoureux s’unissent et jouent leurs propres rôles, entraînés par le tempo des chansons méticuleusement choisies par Julie. Des paroles et encore des paroles[2]. L’histoire d’amour mythique prend une tournure inattendue alors qu’un affrontement imminent se profile. Une référence subtile est faite à la pensée sartrienne et à son livre Les Jeux sont faits, dans lequel l’auteur exprime sa vision du destin et de la vie, avec ses méandres. Quel camp souhaitez-vous rejoindre ? Les Montaigu ou les Capulet…
Dans ses films projetés, les figures deviennent des concepts dont le cinéma et son travail savent si bien suggérer l’essence. Des protagonistes qui semblent provenir de notre quotidien, prennent vie dans les compositions pensées par l’artiste, puis sont capturés sur la pellicule. Dans ces « territoires de cinéma », elle est la cheffe d’orchestre du plateau où les lumières révèlent les émotions et les réflexions qui l’habitent.
Grâce à ces nombreux procédés, les modèles deviennent des êtres transfigurés, élevés à un statut de symbole, voire d’allégories hollywoodiennes. En perdant leur identité, leurs couleurs, et en supprimant les repères spatio-temporels, Julie Coulon semble faire ressurgir les pellicules de vieux films et les acteurs mythiques qui ont nourri nos fantasmes d’antan.
Les films et les photos sont en négatif. L’aspect n’a aucunement besoin d’être traduit par les couleurs car elle est sensiblement lisible. L’image en est déjà une évocation. Des réapparitions qu’elle tente de sauvegarder une dernière fois avant que notre mémoire ne les formate. Ces photographies sont ensuite placardées précautionneusement sur des plaques de bois. Un contact peau contre peau sur lequel des mots sont tatoués au pyrograveur. Reconnaissables entre toutes, ces écritures indélébiles nous appartiennent et nous replongent dans les méandres de nos amours passés. Cependant, ces mots n’ont plus de destinataires attitrés. Sur le plateau de cinéma, nous devenons les acteurs de notre propre scénario.
Les images défilent sous nos yeux. Elles ne sont que les prémices de souvenirs communs. Une larme glisse sur nos joues et nous invite à nous remémorer. On rembobine et on recommence sans fin. Une ode à la tendresse et à la rêverie dont seule Julie Coulon a le secret. Aucun élément ne nous sera donné, car, tout comme le magicien, la cinéaste ne révèle aucune technique de fabrication. Posez-vous au fond de votre siège et contemplez cet univers hollywoodien tout en nuance. Laissez-vous emporter par la magie.
Cadillac Wheel, Julie Coulon
Commissaire Renaud Codron
Du 7 décembre 2024 au 19 janvier 2025
Centre d’art Les Eglises
Esplanade de la Légion d’Honneur, 77500 Chelles
[1] Le dispositif de scénographie fait référence au skatepark de Chelles, l’un des plus anciens de France, qui sert de décor à la nouvelle série de photographies de Julie Coulon.
[2] En référence à la chanson mythique Paroles, paroles de Dalida et Alain Delon, diffusée dans l’espace lors de la performance « Capulet // Montecchi ».