IO BURGARD, LA FORCE DES UTOPIES

L’installation présentée en 2018 par Io Burgard au MRAC de Sérignan, offre une bonne porte d’entrée dans l’ensemble de son travail. Elle avait pour titre La Bête dans la jungle et s’inspirait de la nouvelle du même nom publiée par Henry James en 1903. Le destin du héros de James, John Marcher, avait frappé Io Burgard, car elle y voyait une ressemblance avec celui de l’artiste.

John Marcher est persuadé que le Destin l’a désigné pour accomplir quelque chose de prodigieux. Amoureux de May Bartram, qu’il considère comme la femme de sa vie, il n’ose pas la demander en mariage avant d’avoir accompli cette grande action fatidique qu’il juge imminente, qui le « guette comme une bête à l’affût, tapie dans l’ombre de la jungle, prête à bondir ». Mais le temps passe et la « bête » tarde à se montrer, jusqu’au jour où May sur son lit de mort lui révèle qu’elle était enfin sortie des taillis : elle n’était pas venue l’attaquer de face, mais de derrière pour l’engloutir et faire de lui la chose prodigieuse qu’il s’attendait à voir venir du dehors : un être extraordinaire ayant manqué de manière insensée l’occasion de vivre heureux auprès de celle qu’il aimait.

N’est-ce pas là le risque auquel est exposé tout artiste ? De projeter, sans s’en apercevoir, à même le monde, ses fantasmagories ? Et de devenir ainsi aveugle à la réalité ? Le travail de Io Burgard exprime ce constant souci de ne pas confondre ses états intérieurs avec l’état des choses, pour conserver un sens des réalités. Car l’œil de l’artiste, plus encore que l’œil ordinaire, ne tourne pas seulement autour du monde mais aussi autour de son propre axe, alternant les visons extérieures et intérieures, et s’exposant de la sorte au risque de prendre ses rêves pour des réalités. Dans ce mouvement complexe, il génère un tore : ce volume géométrique à double révolution, décrit par la rotation d’un cercle tournant le long d’un autre cercle. A l’instar du double mouvement du globe terrestre, le globe oculaire de l’artiste tourne simultanément autour des choses et de lui-même : dans un va-et-vient permanent entre le monde extérieur et celui de l’esprit.

Chez Io Burgard, ces deux cercles sont figurés par les deux trous du panneau abritant son Arrêt de bus : une des pièces les plus parlantes de l’installation La Bête dans la jungle, présenté isolément au Prix Sciences Po de cette année – dont Io est l’une des nominées. C’est un symbole des stations de la vie d’un artiste, pendant lesquelles il contemple l’univers, dans l’espoir de voir surgir un événement : quelque chose qui tranche sur le cours ordinaire des phénomènes. Mais sans jamais être sûr qu’une fois survenu, cet événement soit bien réel, tant son œil ne cesse d’entrecouper ses vues sur le monde d’aperçus intérieurs. Car l’artiste est tout aussi exposé que John Marcher au risque qu’un tel fait extraordinaire ne soit qu’une utopie (littéralement un non lieu), une représentation se déroulant hors de tout espace, dans le pur flux temporel intérieur de la conscience. Une crainte qui suit la création artistique comme son ombre mais qui alterne chez Io Burgard, comme l’expiration succède à l’inspiration, avec espoir que même l’utopique puisse devenir un jour, en partie du moins, réalité. Car la frontière entre l’utopie et la réalité est plus fluctuante qu’on ne le croit. La progression de l’histoire humaine n’est-elle pas due à des utopies ? C’est l’idée défendue par le philosophe allemand Ernst Bloch dans son livre Le principe espérance : lorsqu’une utopie s’incarne dans l’esprit de plusieurs personnes, elle devient comme « l’air du temps », un souffle qui s’insinue dans la réalité et finit par l’imprégner de ses figures.

Tout cela, Io Burgard avait déjà appris à le connaître, quelques années auparavant – en 2016 -, en répondant à l’invitation de Nicolas Bourriaud à participer à une exposition collective aux Moulins de la Galleria Continua dont le sujet était le Nouveau Monde industriel. C’était l’occasion pour elle de se remémorer que certaines utopies peuvent commencer par prendre corps dans la réalité, comme les phalanstères de Charles Fourier. Elle représente cette idée dans une vaste installation au sein de laquelle trône une Balance harmonique : un linteau de porte suspendu, balançant au gré des courants d’air, aux extrémités duquel pendent deux médaillons dans lesquels sont figurés les symboles cabalistiques de la Foi et de l’Univers. C’est suggérer que la foi en une utopie, portée par l’air du temps, par l’humeur ambiante des esprits, peut prendre corps, du moins partiellement, dans l’univers réel et l’amplifier. 

Ce sont de telles idées qui semblent motiver actuellement Io Burgard. Invitée par Solenn Morel, directrice du Centre d’Art Les Capucins, à participer à une Résidence d’artistes aux Ateliers des Arcques, notre artiste est conviée à faire partie d’un Club synergique avec Chloé Dugit-Gros, Dominique Gilliot, Yoan Sorin et Eva Taulois. Leur mascotte sera le faisan, oiseau symbolisant le concert, l’accord des esprits. C’est dans ce cadre que Io Burgard travaille à imaginer en ce moment une sculpture-cabane, image en trois dimensions de l’esprit d’un artiste où se logent des utopies. L’installation sera sonore. L’air circulera à travers cette cabane chantante en émettant un son, en grande partie aléatoire : comme l’air du temps, circulant dans l’esprit des artistes, leur fait parfois acquérir la certitude de participer par leur musique intérieure, à un chœur racontant une histoire destinée à devenir réalité.

 

Par Matthieu Corradino


Infos :

Résidence des Ateliers des Arques, Presbytère, Les Arques

Le Presbytère, 46250 Les Arques

du 9 juillet au 27 septembre