Interview de Marie de Brugerolle, commissaire Reverse Universe, CRAC Occitanie 

 

Invitée par Marie Cozette, directrice du CRAC Occitanie, Marie de Brugerolle, historienne de l’art et commissaire, propose la double exposition « Reverse Universe » qui témoigne d’un état du monde entre impérialisme culturel et jeux de pouvoir asymétriques, à travers d’une part Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus de Luigi Serafini, et d’autre part A Little Night Music (And Reversals) de Than Hussein Clark. Les artistes déplacent les points de vue à partir de la ville de Sète, ville de départ et d’arrivée et franchissent les frontières et catégories de l’art à travers des dispositifs scéniques d’inversion. L’idée du détournement était inscrite dès l’origine du projet en janvier 2020 mais la réalité du COVID a dépassé la fiction.

Les enjeux des expositions

Luigi Serafini propose un regard décalé sur l’art populaire vernaculaire qu’il réinterprète à partir de dialectes locaux. Le « Codex Seraphinianus » est une sorte d’encyclopédie imaginaire à partir d’un alphabet illisible mais visible par tous, et considéré comme « Le Livre des livres ».

Than Hussein Clark part de l’ornement pour révéler d’autres lectures alternatives. Reprenant le titre de la comédie musicale de Stephen Sondheim créée à Brodway en 1973 et dans une approche qui lui vient du théâtre, il conçoit chaque salle de sorte que le visiteur puisse éprouver physiquement un certain nombre de surprises.

Than Hussein Clark prend le bateau, que beaucoup d’immigrés utilisent encore pour retourner au Maroc ou en Afrique du Nord, et de là-bas trace un portrait de la diaspora américaine et européenne à Tanger, ville devenue dans les années 1940-50 une sorte de hub dans le sillage de Barbara Hutton. Cette riche héritière est l’une des premières à faire de Tanger une ville excentrique et particulière, autour de comportements également extravagants du groupe d’artistes et d’écrivains de la Beat Generation : Paul Bowles, Tennessee Williams, William S. Burroughs… Des figures qui transcendent les codes, traversent les frontières du genre et de la poésie en s’attaquant au langage et aux institutions, mais au prix de comportements souvent autoritaires et ambigus auprès de leurs amants arabes. Derrière les codes décoratifs ou les questions du style a priori neutres (un portrait d’histoire, un tableau de fleurs), surgissent alors d’autres histoires pas encore révélées. Si Paul Bowles agit en passeur pour certains des poètes et écrivains qu’il traduit, comme Mohamed Mrabet (hommage en salle 3) son attitude reste néanmoins paradoxale. De même avec les 365 horloges collectées sur place, artefacts qui attestent d’une histoire commune asymétrique liée au protectorat et aux processus de libération. Il existe de plus une ambivalence du statut même de ces objets qui rejouent le ready-made.

« A Little Night Music (And Reversals) » : le parcours

La première salle de Mrs Hutton est aussi la dernière salle de l’histoire « Welcome you to your journey in back home / Bienvenue pour votre retour chez vous ! ». Nous assistons à la sortie d’avion de Barbara Hutton comme si elle revenait du Maroc aux Etats-Unis. Sorte de pantin désarticulé, elle exige de se faire littéralement porter pour ne plus toucher le sol. C’est le dernier caprice suite à une série de déboires personnels et professionnels.

Nous allons alors remonter le temps dans la salle des horloges (salle 2) où l’on assiste au film Casablanca (1942, Michael Curtiz) que l’artiste a fait remonter à l’envers, donnant l’impression de revenir au Maroc, plutôt que d’en partir.

Ensuite un couloir (salle 3) nous mène soit à l’étage, soit à la salle dite « de la douche », où trois visages d’écrivains marocains apparaissent comme encapsulés dans des bidons de lait, scène dramatisée par un éclairage puissant. Ce sont des portraits en demi-teinte de ces jeunes artistes qui ont côtoyé Paul Bowles, William S. Buroughs ou Jean Genet tout en restant les oubliés de cette histoire.

La dernière salle du rez-de-chaussée où se trouve une douche fermée, diffuse un parfum, Divine, produit par l’un des mécènes de Jean Genet, l’industriel Jacques Guerrin, Divine étant le nom d’un des personnages du premier roman de Jean Genet, Notre Dame des Fleurs, autour d’une communauté de travestis dans des jeux de voyeurisme et de regards.

Than Hussein Clark est un collectionneur passionné de Genet et de ses écrits, comme son dernier tapuscrit exposé : le scénario pour un film non réalisé « le bleu de l’œil », histoire d’un jeune homme marocain qui arrive en France pensant qu’il va trouver l’eldorado. Il se trouve rejeté, à l’instar de Genet parti au Maroc dans une sorte d’ambivalence et d’amour-haine pour cette France qui l’a emprisonné et mis au banc de la société. Les affiches de cinéma de réalisateurs égyptiens recadrées nous disent cette négociation asymétrique qui s’installe à nouveau. Cette économie de collecte d’images, entreprise par Than Hussein Clark, blanc et américain, rejoue une économie de jeu de pouvoirs et du désir de celui qui peut acheter ces objets à un prix démesuré par rapport à la valeur initiale. Il n’en est pas dupe. Cette notion de valeur se retrouve avec ce piano déconstruit qui devient une figure de chameau et qui utilise de la laque non pas japonaise mais industrielle. Than Hussein Clark s’attaque aussi à la question du goût bourgeois, d’où ce détournement du chintz avec un motif floral provenant de la Villa Mabruka d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Yves Saint Laurent avait demandé à Jacques Grange, dans les années 1990, de décorer le lieu comme s’il s’agissait du décor « d’un anglais excentrique qui se serait installé à Tanger dans les années 1950 ». Le sol en damier noir et blanc est également repris et détourné par deux fois dans la salle de Mrs Hutton et la salle de la douche à la manière de rings, le ring signifiant aussi le combat. Mais de quel combat s’agit-il ? y a-t-il un gagnant et un perdant ?

A l’étage, après un hommage à la fenêtre de Matisse, la comédie musicale qui donne le titre à l’exposition, est diffusée sur un moniteur tourné non pas vers le public mais vers une série de paravents tissés de motifs inspirés de la course Coca Cola, très populaire dans les années 1950-60 dans les cafés de Tanger. Ces personnages plus grands que nature forment une sorte de labyrinthe, devenant les spectateurs de cette comédie musicale projetée en boucle. Ils n’auraient certainement pas eu accès à la villa où cette comédie musicale a été rejouée en 2019 pour leurs nouveaux propriétaires, des américains fortunés. De nouveau l’assignation sociale et autres jeux de regard sont suggérés. A leurs côtés trois pupitres reprennent des textes originaux de 1971 : le Manifeste des 343, publié par le Nouvel Observateur - sa reprise structurelle par le Front de Libération Homosexuel dans la revue Tout ! censurée à l’époque et la republication du Rapport contre la normalité par le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire.

Au bout du couloir de la mezzanine, une série de photographies et un journal de bord témoignent de la traversée de Sète à Tanger effectuée par le poète James Loop, figure également importante de l’exposition et deux assistants de l’artiste.

Impact de ce nouveau confinement sur vos projets

Je m’estime privilégiée, ayant eu la chance d’être soutenue dans ce projet par Marie Cozette et l’équipe du Crac qui s’est engagée pour décaler et mener à bien l’exposition en octobre, dont on espère la réouverture très prochainement avec une prolongation au-delà du 3 janvier 2021. Nous avions, elle et moi la responsabilité de faire subir le moins possible aux artistes cette anxiété, Marie gérant en plus toute l’équipe. Je me sens heureuse d’avoir pu ouvrir l’exposition qui a rassemblé en 20 jours 2100 visiteurs, fait extraordinaire dans ce contexte, témoignant de l’intérêt et de la volonté des gens de voir des expositions dès que cela leur est possible. C’est très important pour nous et nous conforte dans ce travail de deux ans sur le projet.

En ce qui concerne les répercussions sur mes projets : je suis commissaire d’une prochaine exposition qui devait ouvrir le 20 novembre à Nîmes au Carré d’art intitulée Post Performance Video, Prospective 1 :  Los Angeles. Elle explore l’impact de la performance sur les arts visuels avec l’interrogation sur la vidéo à travers quatre installations des artistes Rodney Mc Millian, Coleman Collins, Anna Wittenberg et Nathaniel Mellors. Une autre invitation à la Villa Arson, suite à l’invitation d’Eric Mangion est prévue en mars 2021avec une monographie de Julie Béna. Par contre le projet avec Andrea Fraser est en attente.

Vos réflexions sur cette crise

Ces jeux d’imbrication que nous pointons dans l’exposition ne sont pas si artificiels que cela et ne font que rejouer notre souhait d’affirmer que nous ne sommes que des êtres de métamorphose comme le souligne Emmanuele Coccia dans son livre paru pendant le premier confinement en France. Le philosophe Italien sera l’un des auteurs du catalogue qui devrait paraître en janvier. Cette métaphysique de la métamorphose à la source de notre destin est ce qui rend l’idée de la culture possible.

Ce contexte ne fait que renforcer la prise de conscience de la nécessité pour les artistes d’être dans l’atelier, d’être face aux œuvres plus que derrière nos écrans, d’être dans ces moments de partage. Je m’occupe de plus des accrochages à l’école qui sont des temps de visibilité commune que rien ne peut remplacer. Il s’agira de « rematérialiser » et de retrouver la co-présence de l’ici et maintenant.

 


Infos pratiques :

– Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus

– A little night music (and reversals)

 

CRAC Occitanie / Pyrénées-Méditerranée

26, Quai Aspirant Herber, Sète

http://crac.laregion.fr

Fermé actuellement suite aux mesures gouvernementales. Dates de prolongation d’exposition annoncées prochainement.