I’m one of them de Bernard Gaube à L’ahah
Il sonne comme un manifeste, le titre éponyme de la double exposition personnelle de Bernard Gaube, artiste belge présenté pour la première fois à L’ahah, avec un commissariat de Septembre Tiberghien. Traduit par « Je suis l’un d’eux », et par extension, dans ses acceptions: « j’en fais partie, je suis avec eux, je suis des leurs » …
Et en effet, il semble que B. Gaube ne peigne jamais seul, qu’il soit accompagné, par une idée, un autre peintre, un tableau, une chose vue, un mot. A la découverte de ses œuvres, on sent le foisonnement et un désir forcené – envie d’écrire « force née », et pourrait-il en être autrement quand on est Né un 12 juillet comme Modigliani ? – pour la création, tourné autant du côté de l’histoire de l’art, des maîtres, auxquels l’artiste ne craint pas de se confronter, de la littérature, que du quotidien et de l’air du temps. Tout semble lui donner matière à peindre ou à dessiner, les séries TV, les faits divers, l’évier de sa cuisine, les objets de l’atelier, les écrits, en français, en anglais, langue qu’il apprend depuis peu. Et tout cela s’immisce dans la peinture et les dessins, matières plastiques et malléables, qu’il s’autorise à toutes formes de débordement et transgression, tels sortir du cadre, paraître inachevées, mixer différents registres d’images (il pratique beaucoup l’Ipad), avec une liberté réjouissante. Réjouissante non pas dans ce qu’elle montre, car le sujet peut être grave, mais pour la liberté du langage pictural qu’elle déploie et qui vient attraper le visiteur.
A l’espace de la rue Moret, les trois murs se partagent entre, sur l’un, des courtes vidéos, sortes de haïkus filmiques avec l’artiste en unique protagoniste, sur un autre, au format A4, une série de dessins aux traits noirs et vifs, croqués à main levée en même temps qu’il visionne la télé, et pour le troisième, un ensemble de petites toiles accrochées en constellation, dont la lecture « montage » se fait sans ordre imposé. D’emblée, on saisit la présence du langage qui traverse toute l’œuvre de B. Gaube et induit un autre rapport à sa peinture. Elle prend une forme plus conceptuelle, non sans humour et jeux de mots, comme dans le tableau language processing issue ou encore celui titré language boundaries* où les deux mots, à moitié coupés, flirtent avec les bords du tableau, dont le motif principal est la répétition de traits vert foncé sur un fond vert clair, le tout pouvant s’apparenter à une représentation grossière d’un champ. Le peintre vous dira que ce qui l’intéresse, c’est le hors-champ, et par là même, ce que l’on ne voit pas, se laisse imaginer en dehors du cadre.
De fait, c’est au champ lexical que l’on pense aussi, car, sans ces herbes folles, l’aplat vert tel que peint ici se rapproche d’un « color field ». Du dehors au dedans, l’analogie linguistique vient remettre la peinture au centre du tableau et, en rendant lisible la frontière du langage, ne pose-elle pas les limites du lexique de cet art que sont les mots : figuration, abstraction, genre, portrait, addition, soustraction, surface, profondeur, etc… qu’il faudrait désapprendre ou contourner ?
A l’espace Griset, où l’accrochage aéré, en proportion de l’espace, est essentiellement consacré aux peintures, la question est sans cesse réactivée. A la fois lieu de représentation et espace de pensée, les tableaux expérimentent de nouveaux processus, inventent leurs propres associations et posent les marques d’une subjectivité très personnelle. Sur la vingtaine de toiles présentées, en majorité des grands et moyens formats, on voit des reprises d’œuvres célèbres, un Adam et Eve de Cranach dans un style que l’on pourrait qualifier de naïf, ce tableau étant pour l’artiste le sujet de nombreuses études dans le temps chronologique. D’autres font référence à des peintres ou des histoires célèbres, Goya, Narcisse, Robinson… D’autres encore sont des autoportraits, jusqu’à la déformation du visage, qui ne sont pas sans rappeler, dans l’esprit, le Désespéré de Courbet ou les figures hantées d’un Van Gogh.
Si la peinture est l’endroit où se réfléchissent l’altérité et un regard sur le monde, elle est aussi le lieu de l’introspection, l’expression d’une intériorité qui se rejoue à chaque tableau. B. Gaube dit qu’il vieillit au sein de ses tableaux. De ce passage du temps, il reste des traces du passé de céramiste qu’il a été pendant huit ans, avant d’être peintre. A certains endroits des toiles, comme l’émail après la cuisson, la couleur, en touche lumineuse, brille d’une vibration presque phosphorescente.
Au moment de l’écriture de cet article, l’annonce du confinement est tombée, les lieux culturels sont fermés, l’exposition à L’ahah reste portes closes. J’ai du mal à imaginer que les œuvres de Bernard Gaube restent muettes, ne se mettent pas à converser entre elles… Si l’artiste déclare « I’m one of them », eux, elles, sont bien avec lui.
* tableau de la couverture du n°6 de « L’exercice d’une peinture »,
Infos pratiques:
“I’m one of them”, Bernard Gaube,
Commissariat Septembre Tiberghien
L’ahah, 4 cité Griset et 24-26 rue Moret, Paris 11e
Jusqu’au 12 décembre.