« Il y a aura de nouvelles règles la semaine prochaine », C.K.
Dans la grisaille de novembre, l’exposition Corita Kent, La révolution joyeuse est une véritable bouffée d’air frais. Si tolérance, joie et amour, en plus de quelques contenus plus politiques, sont les refrains scandés par le papier sérigraphié, les œuvres de Sister Corita sont surtout au service de son dévouement pour l’éducation d’un regard. Enseignante à l’Immaculate Heart College (Californie), Corita Kent y fait l’apologie d’une humilité artistique inhabituelle et inspirante.
A l’entrée de l’exposition sont placardées les règles de cette sœur religieuse peu commune. Travailler dans la joie, travailler en quantité, faire des erreurs sont parmi les règlements instaurés, bientôt conclus par le surprenant mantra « Il y a aura de nouvelles règles la semaine prochaine », prenant de court toute tentative d’habitude. Adhérant à ce mouvement perpétuel instauré par Corita Kent, la scénographie réalisée par l’Atelier des Palmar reprend formellement une installation de l’artiste et ses étudiants, Peace on Earth, réalisée dans les vitrines de l’entreprise IBM (New-York) pour le Noël de l’année 1965. Les cubes employés aujourd’hui reprennent la disposition de l’époque, tapissés cette fois d’extraits du livre de prière Footnotes and Headlines, a play and pray book (Corita Kent, 1967) et augmentés de faces en miroir qui troublent la perception et intègrent pleinement le lieu de l’exposition du Collège des Bernardins. Le contraste du bâtiment en pierres avec les sérigraphies colorées est un écho au tremblement incarné par Corita Kent dans les années soixante, mêlant héritage catholique ancestral et pratique graphique novatrice du Pop Art.
Au-delà du contenu religieux présent dans les œuvres, retenons surtout cette persistance à utiliser l’actualité comme source première d’inspiration. Les journaux froissés deviennent un terrain de jeu pour superposer un graphisme fluctuant à des psaumes (Apples are basic, 1966 ; Stop the bombing, 1967). Quant aux hosties, elles deviennent ces pastilles aux couleurs criardes et primaires (Wonderbread, 1962 ; Enriched bread, 1965), détournant les slogans d’une célèbre marque de pain industriel, qui prône une nourriture terrestre – et désormais spirituelle – surpuissante. L’ensemble du travail de l’artiste se nourrit de ces mots à sens multiples et de ces mises en relations subliminales et bibliques derrière des associations de noms communs : pomme, poisson, nourriture, et bientôt tomate (The juiciest tomato of all, 1964 ; Tomato, 1967). Ces derniers travaux citent une formule de Samuel Eisenstein, professeur d’anglais à l’Université de Los Angeles, qui compare Marie à la plus juteuse des tomates. Cette comparaison, digne d’une franchise de conserve, achève de confondre vie et spiritualité dans une forme irréligieuse que condamna fortement l’Église. Arthur Danto trouverait ici matière à confirmer sa thèse selon laquelle l’art aurait trouvé sa finalité historique dans le Pop Art des années 601. Dorénavant, il n’y a plus de limite clair entre l’art et la vie. Andy Warhol, pour ne citer que lui, est un des plus parfait exemple de cette conjugaison, notamment avec sa Boîte Brillo de 1964 citée par Danto. Si art et vie ne se distinguent plus, ce serait donc que tout est art, ou bien que tout est vie. Dans les années 60, alors directrice du département Arts de l’Immaculate Heart College, l’artiste invoque ainsi une attitude d’humilité artistique face à une société en pleine métamorphose : «You don’t have art off in a little niche someplace, you have no distinction between what is art and what is not art. You do everything as well as you can.2 »
L’exposition développe ainsi une courte mais représentative monographie de l’œuvre de Corita Kent. S’y succède ses différentes périodes esthétiques, avec des messages plus ou moins politiques selon les années, et toujours une gamme de couleurs vibrantes, pleine de cette énergie qui la guida à travers les pays. Son périple artistique – presque initiatique – est rendu visible au premier étage avec la projection des photographies réalisées par l’artiste durant ces voyages. Elle prône ainsi la richesse d’un monde que l’on peut redécouvrir à l’infini, grâce notamment à ce petit rectangle de papier, pas plus large que 2,5 cm de côté et nommé viseur, qu’elle fait utiliser couramment par ses étudiants pour fractionner leur vision du réel.
Sometimes you can take the whole of the world in, and sometimes you need a small piece to take in, and I think that’s really what a work of art is, even though we don’t have works of art anymore. It’s a small piece you can digest, which gives a kind of idea of the richness that is in the whole3.
L’exposition est curatée par deux professionnelles du graphisme récemment diplômées de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, Clara Murawiec et Juliette Oudot. Ce choix cohérent avec la pratique artistique de Corita Kent permet d’approfondir les deux aspects déterminants de sa démarche : la démocratie de la sérigraphie et l’enthousiasme populaire pour les typographies publicitaires.
Informations pratiques
Corita Kent – La révolution joyeuse
Jusqu’au 21 décembre 2024
Collège des Bernardins
20 rue de Poissy, 75005 Paris
Entrée Libre
1Arthur Danto, Après la fin de l’art, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
2KCET, « Corita Kent: The Pop Art Nun | Artbound | KCET », PBS SoCal, YouTube, 21 Juin 2021. Traduction de l’auteur : [Vous n’avez pas de l’art seulement dans une niche quelque part. Vous n’avez pas de distinction entre ce qui est de l’art et ce qui n’est pas de l’art. Vous faites simplement du mieux que vous pouvez.]
3KCET, « Corita Kent: The Pop Art Nun | Artbound | KCET », PBS SoCal, YouTube, 21 Juin 2021. Traduction de l’auteur : [Parfois, vous pouvez voir le monde dans son entièreté, et parfois vous avez juste besoin de capturer un fragment, et je pense que c’est exactement ce qu’est une œuvre d’art, même si nous ne réalisons désormais plus d’œuvre d’art. C’est un petit fragment que vous pouvez digérer et qui vous donne une idée de la richesse de cet ensemble.]