Nous vous l’annoncions dans le dernier numéro d’Artaïssime, s’ouvrait ce weekend A Cris Ouverts, sixième édition des Ateliers de Rennes – biennale d’art contemporain.

Présentée sur dix lieux, huit à Rennes, deux en Bretagne (la Galerie Raymond Hains de l’Ecole des Beaux-Arts de Saint Brieuc et Passerelle, Centre d’art contemporain de Brest), l’événement comprend une trentaine d’artistes venus du monde entier.

A Cris Ouverts, thème porté par les deux curators Etienne Bernard et Céline Kopp, est une proposition incitant à réfléchir sur les alternatives du système capitaliste. La sauvagerie de celui-ci, analysé par le biais des « Black & Queer studies », a donné lieu depuis une trentaine d’années à la constitution d’un « black market ». Un espace, aux marges de tous ceux trop régulés, dans lequel de multiples pratiques ont pu émerger.

Ces pratiques, la biennale en propose un portrait équivoque. Autant ancrées dans les modalités de l’époque qu’à contre-courant de celles-ci, les propositions des artistes sont autant décroissantes qu’ultra technologiques. Et si le monde dépeint par cette grande exposition collective englobe les 99% des délaissés du système, la conséquence fatale pour la biennale est de nous laisser un sentiment légèrement décousu. Les aléas du chaos contemporain…

Retour sur quelques pièces marquantes de la programmation…

Nouvelles mythologies : valeurs nulle part, désacralisation partout.

D’une part de nouvelles mythologies contemporaines sont convoquées par plusieurs jeunes artistes dans un ensemble de pratiques post-internet, post-digitales, où le numérique devient un support déclinable de plus, et où rien ne tient de la valeur ou de l’absolu.

Meriem Bennani propose à La Criée, centre d’art contemporain de Rennes, Siham & Hafida une installation vidéo projetée sur plusieurs structures et écrans. La vidéo présente, dans un documentaire-fiction, la rencontre de deux figures populaires marocaines, pays d’origine de l’artiste. Traditionnelle et moderne, deux visions du monde se regardent et se jouent l’une de l’autre dans une forme qui s’assume comme un récit truqué jusqu’à ce que crabes et papillons animés surgissent, telle une malédiction pop 2.0.

Cette confrontation, Julien Creuzet la jouera d’une autre manière à la Halle de la Courrouze, centre nevralgique de la biennale, où l’artiste présente un ensemble de sculptures et vidéos. Entre structures à l’esthétique artisanale, et écrans en plein glitch, le pixel devient alors symptôme du kitsch. Ce qui est proposé ici est un artisanat futuriste, où le technologique reste matériau pauvre parmi tant d’autres.

Cet artisanat numérique, Sondra Perry en fait une des plus intéressantes démonstrations de la Biennale au FRAC Bretagne. It’s in the Game, est une vidéo éclatée dans une salle recouverte du Chroma Key bleu, couleur utilisée pour les fonds d’incrustation au cinéma. Nous plongeons dans le trauma de notre propre transition numérique, où l’artiste ainsi que les membres de sa famille se retrouvent transformés au fur et à mesure en avatars numériques, personnages de jeux vidéo. Plusieurs moniteurs dans la salle nous laissent percevoir l’intérieur de ces corps faits de 1 et de 0. Ils ne sont rien, et pourtant similaires à nous, incrustés dans ce paysage codé sans direction…

La différence sans la séparation

Dans sa perspective la plus politisée, la biennale porte sur les devants de la scène, des pratiques engagées pour un interrogatoire musclé du réel, et non plus dans la simple recherche des limites de sa déconstruction.

A la Halle de la Courrouze, John Akomfrah, vidéaste britannique, présente Mnémosyne, film de 45 minutes traitant de l’immigration d’après-guerre en Grande Bretagne. S’y mêlent images d’archives, plans de friches industrielles et regard sur des corps arrêtés dans la neige des plaines et collines blanchies d’Angleterre. Comme autant de versions prémonitoires et mémoires potentielles du chaos actuel, Akomfrah convoque les figures cachées du système (autant politique qu’iconographique) afin de le renverser et montrer quels en sont les piliers non assumés.

De l’autre côté de ces cimaises-là, Kudzanai-Violet Hwami présente plusieurs peintures post-digitales où le collage numérique précède le pinceau. La peinture dévoile des personnages familiaux de l’artiste, dans des paysages fantasmés, où la réalité est distordue. Les images sont comme troublées autant par les délires hallucinogènes de la drogue que les possibilités fun de la composition numérique. La tante de l’artiste pose alors dans les bras d’une des figures de proue du porno britannique, et ses petits frères et sœurs jumeaux redeviennent Adam & Eve dans leur berceau.

Ces pratiques sont les véritables points d’orgue de la manifestation car elles se détachent à l’inverse d’autres, d’une simple décortication du réel, sociologique ou encore poétique, trop souvent encore complice du système en place…

Et dans cette perspective, la pièce qui me semble être la plus forte de la biennale est présentée au FRAC. C’est une vidéo de l’artiste sino-américaine Wu Tsang. Intitulée We Hold Where Study, celle-ci acte la possibilité d’un monde sans parole, si ce n’est celle du corps. Dans un aller-retour entre un terrain vague entouré de miroirs et un studio de danse, des duos portent à l’écran l’agon du monde. Ces corps noirs, trans, queer, construisent et combattent la relation à l’Autre entre ces deux espaces de danse, qui au fur et à mesure, au sein de l’écran viennent se superposer. Ils ne font qu’un, visible et indivisible dans la danse. La violence permanente que portent ces corps se change en fierté et fureur de vivre. La question récurrente de l’identité semble se résoudre autour de la notion d’enchevêtrement posée dans la vidéo par la voix du poète Fred Moten. Le texte des curators décrit l’enjeu de cette pièce comme : « La différence sans la séparation ». On pourrait pousser et dire que ça aurait pu être l’enjeu assumé de la biennale…

« Installez-vous confortablement car ces expositions d’art contemporain peuvent être d’un ennui mortel »

C’est ainsi que commence la vidéo I Want de Pauline Boudry & Renate Lorenz, le duo d’artistes qui investit 40m3, lieu d’exposition indépendant à Rennes. Pendant seize minutes, une personne nous parle directement depuis un écran. Cette personne est à la fois Kathy Acker, poète new yorkaise et Chelsea Manning, lanceuse d’alertes trans libérée il y a tout juste un an et demi. Ces paroles concordent autour des possibilités de changement de la société qui nous sont toutes inhérentes. La vérité, le fake, l’identité, la liberté, l’anonymat, l’acceptation, le sexe, sont autant d’objets de notre quotidien que les artefacts de notre dépossession contemporaine. Si nous ne faisons rien il ne se passera rien, semble nous rétorquer la personne de l’autre côté de l’écran, prenant la place de celles qui ont fait quelque chose et ont changé le cours de l’Histoire depuis l’underground (celui du genre ou du renseignement).

A Cris Ouverts remplit parfaitement son rôle d’observateur acéré et poétique du monde par le biais des pratiques artistiques contemporaines présentées. Autant en rupture avec la dérégulation immorale et généralisée du monde libéral, que dans la critique didactique et traditionnelle de son réseau, la trentaine d’artistes exposée se joue avec virtuosité des fractures et des interstices présents dans n’importe quelle situation. En revanche, pour ce qui concerne les alternatives au fracas de ce monde que nous suivons au fil de l’exposition, il ne nous semble pas déceler à l’horizon de cette sixième édition de la Biennale de Rennes nombre de propositions pour une amélioration du réel. Il est vrai que les artistes nous permettent d’entendre les enjeux d’une différence collective. Pourtant peu de ces propositions explorent la possibilité d’une reconstruction politique et commune, comme si nous ne pouvions être, pour l’heure, seulement témoins d’un désespoir esthétisé.

Guillaume Clerc