Florian Sumi, Membrains

Par Matthieu Corradino10 septembre 2018In Articles, 2018, Revue #19

Membrains est imaginé par Florian Sumi comme un parcours cheminant à travers un ensemble d’installations immersives. Il invite le visiteur à se dédoubler pour suivre, depuis le chemin, les plongées de son double imaginaire dans les installations exposées. A contempler, par exemple, son avatar en train de tourner de ses mains à rythme constant les moyeux de bois d’une horloge métallique sans mouvement (Clockwork), comblant ainsi de sa force musculaire et des fines membranes de son touché le vide laissé par son mécanisme manquant. A s’asseoir sur le banc d’un cabinet de bain, afin de tremper ses pieds nus dans des pédiluves, prêts à accueillir les membranes endurcies de leurs plantes dans une ablution de bactéries régénératives ; et à harmoniser en même temps les mouvements de ses énergies intérieures par un regard suivant hypnotiquement les tracés des méridiens de son corps, figurés sur la réplique picturale d’une dépouille humaine placée en bannière devant lui – fine membrane épidermique mise à plat sous plaque de verre (Maître Cœur). A plonger la tête la première, à l’invitation d’un conférencier filmé, dans l’image agrandie de la mer intérieure d’un tissu organique dans lequel s’ébaudissent des humeurs et des membranes intelligentes au rythme d’un train d’ondes ultrasoniques bienfaisantes (Computers).

Ces immersions par l’entremise d’un corps spectral doivent être précédées d’une conversion de notre corps charnel quotidien. Car ce fantôme de nous-mêmes que nous devons faire circuler par la fantaisie à travers les installations de Brétigny ne doit pas être l’image de la corporéité courante que la science officielle nous a infligée. Nous le comprenons en parcourant la galerie de masques que Florian Sumi nous présente : il s’agit d’une série d’empreintes de visages appartenant à des savants peu connus : Jacques Benveniste, Teruo Higa, Royal Raymond Rife … Leur caractère commun ? Un regard sur le corps humain opposé à celui des sciences officielles et que nous devons partager avec eux pour pouvoir entrer dans l’univers que Florian Sumi crée pour Brétigny.

Qu’est-ce à dire ? Imprégnés par la vision d’une science d’inspiration cartésienne, nous avons tendance à imaginer le corps comme le principal instrument de l’âme : un organisme que celle-ci augmente de toute une série d’outils, afin d’acquérir la maîtrise de la nature. Dans le discours des scientifiques convoqués par Florian Sumi, le corps humain appartient à la Grande Nature et non à l’âme qui le dirige. Et c’est ce statut de chose de la nature qui lui confère son bien-être et sa note fondamentale : la santé. Lorsqu’il tombe en revanche sous la domination de l’âme, il ne manque pas de se sentir surexploité et sombre dans la maladie. Et les remèdes que son âme tyrannique lui administre sont tellement virulents, qu’ils ne détruisent pas seulement ses maladies mais aussi ses tissus sains – ce qui ne fait que déplacer par iatrogénie son mal.

Selon tous ces savants oubliés, l’actuelle emprise que l’âme exerce sur le corps est pathogène. C’est pourquoi les médications qu’ils prescrivent reposent toutes sur une condition préalable : restituer le corps à la nature à laquelle il appartient en l’arrachant aux griffes de l’âme. La démarche consiste à encourager cette dernière à s’imaginer dans un plus plaisant et bel état que celui dans lequel elle – et son corps malade – se trouvent. Et le résultat escompté est l’ajustement de l’âme au principe de plaisir – qui régissait le corps lorsqu’il sortait des mains de la nature – et son oubli du principe de réalité – telle que les sciences dominantes la définissent. Bien entendu, le traitement ne se réduit pas à ce seul effet de plaisir organique et esthétique (effet placebo) : à ce retour à la nature, lequel n’est que le point de départ d’une thérapie ultérieure.

Aussi est-il le préalable nécessaire à la guérison de certaines maladies auxquelles les sciences régnantes n’apportent pas de remède, comme certaines affections articulaires, guéries par les bactéries de Teruo Higa, ou certains cancers, soignés par la machine de Royal Rife : un générateur d’ondes radio-électriques faisant éclater les cellules cancéreuses. Florian Sumi consacre à ces deux savants plus qu’une place dans sa galerie de portraits. A Higa, il dédie Le Maître Cœur et à Rife Computers. Ces deux installations se font l’écho d’une conception du corps humain radicalement opposée à celle de la science instituée. Celle-ci instaure une gradation ontologique et esthétique plaçant l’âme au sommet, le corps au-dessous et la nature environnante au plus bas ; celle-là situe la nature par-dessus tout, le corps en seconde position et son âme au pied de l’échelle – au poste de médiatrice de ses rapports avec la nature. C’est à cette dernière vision du corps qu’il nous faut adhérer pour entrer en résonance avec le monde d’objets créés par Florian Sumi. Pour finir, je comprendrais bien que cette esthétique du corps médicalisé (iatroesthétique) puisse nous paraître étrange, tentés que nous sommes aujourd’hui par l’idée nietzschéenne que la création artistique est le triomphe d’une volonté plasticienne pétulante de santé sur le chaos des éléments, si Schopenhauer ne nous rappelait que l’art n’est qu’une thérapie contre de la volonté de puissance.

 

Par Mathieu Corradino


Infos :

CAC Brétigny

Rue Henri Douard, Brétigny-sur-Orge

du 26 mai au 21 juillet 2018