Festival Fata Morgana au Jeu de Paume - entretien avec Béatrice Gross

 

 

Fata Morgana est un phénomène exceptionnel qui donne à voir une image ambiguë et déformée à la surface de la mer ou de l’océan.  Celle-ci renvoie au régime d’apparition du visible et de l’œuvre d’art, appelant à un renouvellement du regard. A partir de cette métaphore, Béatrice Gross, commissaire accompagnée de l’artiste Katinka Bock, construisent un projet pluridisciplinaire inédit sous la forme d’un festival et d’une exposition autour d’une trentaine d’artistes invités. Performances, films, chorégraphies, déambulation sous les étoiles, écoute des oiseaux, interagissent au sein du Jeu de Paume et à ses abords immédiats pour dessiner un paysage mouvant, sensible et stimulant, parfois déroutant mais. Béatrice Gross revient sur la genèse de l’invitation de Quentin Bajac et le défi de l’accompagnement de la création en train de se faire, une des missions du Jeu de Paume.

 

La genèse de Fata Morgana et le choix du titre

Plus qu’une approche théorique, il s’agit d’une réflexion critique et poétique sur la nature de l’image qui propose une expérience : l’expérience de l’appréhension d’œuvres photographiques et filmiques mais aussi d’œuvres qui ne présentent pas d’images en tant que telles tout en étant fondées sur une source d’images absentes ou invisibles.

Fata Morgana est une métaphore pour nous. Ce mirage complexe a lieu au-dessus de l’eau et fait apparaître comme en élévation une image qui est le reflet d’un objet situé en-deçà de la ligne d’horizon, un objet que l’on ne peut pas voir. Cette image déformée est aussi le seul point d’accès, privilégié, spectaculaire et intrigant à un objet inaccessible autrement. Une source de connaissance donc d’un objet invisible.  Nous nous sommes intéressées à cette nécessaire présence de l’invisible dans le visible, de la métaphysique dans la physique, de la cognition dans la perception. Avec cette métaphore il ne s’agissait pas tant d’insister sur la notion de trompe l’œil, de leurre ou d’apparition fantomatique que sur l’occasion renouvelée de l’apprentissage d’un regard. Nous avons dès lors choisi des images qui viennent se projeter concrètement dans l’espace et d’autres qui ne font que les évoquer par la suggestion d’images mentales.

Le point de départ du parcours avec Rachel Harrison

Nous commençons par l’exemple d’un rapport fort à l’image avec cette série de Rachel Harrison -figure tutélaire pour nous-, que l’on connaît plutôt pour son travail de sculpture et d’installation. Perth Amboy documente un phénomène de croyance presque fanatique dans le pouvoir de l’image. La Vierge serait apparue sur une fenêtre de la banlieue ouvrière du New Jersey entraînant une sorte de pèlerinage contemporain. Des croyants, venus sur place et ayant pu pénétrer dans la maison éprouvent le besoin de se confronter physiquement à l’image miraculeuse. Dès cette première série nous indiquons ce qui va suivre : une relation intense de l’image contemporaine avec les réalités sensibles du monde et notre perception, dans une sorte de triangulation transformative. Le religieux, le mystique se retrouve peut-être dans cette sorte de croyance actuelle dans le pouvoir des images. Nous l’expérimentons tous avec les réseaux sociaux et la multiplication, le déluge même, d’images contemporaines. Sans nécessairement revenir aux corpus théoriques développés notamment par Walter Benjamin autour de la notion d’aura et de reproductibilité, il y a cette idée de la mise en danger, la mise en péril de l’épaisseur du réel sous une avalanche d’images. La métaphore optique et océanique renvoie aussi à cette liquidité de l’image, de ces flux, de ces courants et de notre capacité à nous en saisir.

Le parcours offre l’exploration de différents formats de l’image et interroge : que peut l’image pour notre compréhension et notre construction du monde, au fond jamais stable. Cette notion d’instabilité des réalités du monde et de l’image en tant que telle y compris l’image fixe est au cœur du festival. Une image est riche en signification aussi parce qu’elle est instable et ambiguë.

L’exposition tranche avec un certain historique de la programmation du Jeu de Paume, n’y a-t-il pas contradiction ?

Nous faisons ici probablement un pas de côté avec une exposition qui prend acte d’un environnement iconique et iconographique, d’une culture de l’image très variés. Ce festival, pensé par et pour le Jeu de Paume, déploie une réflexion spécifique, située, proposant de multiples pistes. Fata Morgana s’attache à différents aspects de réincarnation parfois troublante, parfois menaçante mais souvent très réjouissante de la matière de l’image.

Comment avez-vous procédé avec Katinka Bock, conseillère artistique, pour le choix des artistes ?

Notre approche a été totalement collaborative avec dès le départ la définition d’une méthodologie commune. Katinka a tenu à être présente en tant que conseillère artistique, et non co-commissaire, en demeurant artiste, une artiste qui regarde attentivement les travaux d’autres artistes. La conception du projet s’est faite en dialogue constant. Toutes les œuvres, tous les artistes sont à part égale soutenue et par Katinka et par moi.

Katinka Bock a-t-elle une œuvre présentée dans le parcours ?

L’inclusion discrète, sur le palier supérieur de l’escalier menant au 1er étage, d’un tirage photographique de taille modeste de Katinka Bock s’explique par le biais de l’un des artistes du festival. L’image prise par Katinka, représentant une enveloppe avec un contenu un peu mystérieux, renvoie en fait à une œuvre que Jason Dodge a envoyée à Katinka lors d’un projet précédent.

Remontons aux origines du festival et à l’invitation de Quentin Bajac

Le projet de festival est à l’initiative du directeur du Jeu de Paume Quentin Bajac. Cette invitation carte blanche a été d’emblée très stimulante et s’est faite en toute confiance et avec une certaine audace je crois. De par sa nature pluridisciplinaire, le festival nous a permis d’établir au fil de deux années et demi de préparation une communauté de travail au service de l’image sous toutes ses formes. Les rencontres, les découvertes, les œuvres en train de se faire ont guidé notre projet de manière tout à fait organique et intuitive, plutôt que programmatique.

Le soutien à la création émergente

C’est une manière de renouer avec l’une des missions du Jeu de Paume, le soutien actif à la création contemporaine. La majorité des œuvres de l’exposition datent de 2020, 2021 et 2022 et nombre d’entre elles sont le fruit de commandes ou de soutien direct à la production.

La programmation associée : quels temps forts ?

Fata Morgana a pour cœur vivant une exposition et se prolonge dans une vaste programmation déployée pendant 2 mois. De multiples ramifications qui vont apparaître avec les lectures accompagnant l’installation de Christine Rebetpuis des performances sonores, musicales, chorégraphiques, des projections, l’observation des étoiles avec l’association d’astronomie française, des promenades-spectacles de chanteurs d’oiseaux qui vont nous permettre d’être plus attentifs à la coexistence des vivants aux abords du Jeu de Paume etc…

La publication autour de Fata Morgana : quel format ? quels objectifs ?

Les artistes sont également au cœur de notre publication qui prend la forme à la fois d’un catalogue d’exposition et d’un livre d’artiste collectif avec des contributions inédites spécialement conçues pour ce format imprimé. Le livre comprend aussi une préface de Quentin Bajac, un poème en prose de Katinka Bock et un essai d’introduction par mes soins, ainsi qu’un témoignage sur les coulisses du projet par Clara Schulmann, dans la continuité du podcast en 6 épisodes qu’elle a conçu pour le festival.

 


INFOS :

 

FATA MORGANA le festival du Jeu de Paume – 1ère édition

Jusqu’au 22 mai

Festival d’art contemporain – Fata morgana – Jeu de Paume