FAIRE DE SA MALADIE UN ART DE SURVIE

Par David Oggioni11 novembre 2020In Articles, Entretien, 2020

 

Benoît Piéron est l’auteur d’une des 97 vidéos de notre programme #paroledartisteconfiné et fait partie des 22 artistes ayant produit des multiples à découvrir sur notre site.

Il nous a proposé une édition à dix exemplaires d’un masque cousu main, à partir de draps d’hôpital réformés.

Cette œuvre se situe dans le prolongement du processus de l’artiste qui est celui d’une résistance face à la mort, induite par son profil pathologique qu’il porte en ses gènes depuis sa naissance.

Piéron a accepté, depuis la Cité Internationale des Arts où il réside, de nous éclairer sur son univers créatif, de fait, plus que jamais d’actualité.

 

Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?

La préadolescence fut pour moi une étrange période que j’ai plus l’impression d’avoir survolée que vécue. Pour l’évoquer, il m’est nécessaire de parler de celle qui la conditionna : l’enfance.

J’ai commencé ma vie au contact d’intensités existentielles qui ont rendu les autres questionnements trop fades pour susciter mon intérêt. D’abord atteint d’une méningite puis d’une leucémie, la seule question qui se posait à moi fut celle de la vie ou de la mort.

À l’hôpital, j’avais appris l’art de la survie qui passe avant tout par la capacité à réenchanter le white cube des chambres d’hôpitaux : créer des dispositifs minimes pour voyager de façon immobile et accéder ainsi à l’imaginaire.

Durant le cycle de l’élémentaire, je ne me rendais à l’école que quelques jours par an, des ambulanciers m’y accompagnaient et me ramenaient. Ne disposant pas des codes qui permettent d’échanger simplement entre enfants, j’étais tel un ethnologue dans une cour de récréation, où je cherchais le contact avec ceux qui me paraissaient être le plus en marge du groupe. Je leur fabriquais des jouets inédits afin de susciter leur intérêt : je crois que c’était une des premières fois que j’utilisais l’art pour établir un contact avec mon environnement.

Comme beaucoup d’enfants ayant des problèmes de sang, j’étais très porté par la figure du vampire. Je m’endormais systématiquement en croisant les mains comme un Nosferatu bavarois ; le catéchisme plaçant le mystère de la transsubstantiation dans son programme de rite hebdomadaire, je voulais moi aussi devenir un vampire et goûter le sang du Christ ! Je me débrouillais pour paraître suffisamment dévot, très pratiquant, pas croyant, mais très pratiquant, pour accéder le plus tôt possible à l’eucharistie. Le catholicisme satisfaisait à mon besoin de mysticisme d’enfant.

La première fois que j’ai eu le droit de boire au calice, ce fut lors d’une cérémonie au monastère de Saint Benoît-sur-Loire ; un moine me permit de partager quelques gouttes de ce précieux liquide. Je m’attendais à tout sauf à ce qu’il fut blanc. J’en fus extrêmement déçu d’autant plus que la boisson me fit penser à du liquide lymphatique. Les déceptions se sont dès lors, dans mon initiation monothéiste, très vite enchaînées. Mais au départ, je me préparais à devenir moine-potier-bibliothécaire.

 

Est-ce en communiant, près des reliques de votre saint patron exorciste, que vous avez également trouvé l’amour de la lecture ainsi que – en parlant d’espèces, la connaissance du monde végétal ?

Comment parvient-on à élaborer celui de vos projets incarnant la « Grande touffe d’herbes d’Albrecht Dürer », abordé sous forme de capsule vidéo pour Artaïs et actuellement en cours dans les jardinières de la Cité internationale des Arts ?

Cette eucharistie m’a surtout laissé un mauvais goût dans la bouche. Le véritable miracle se trouvait ailleurs, dans la boutique du monastère dédié à la vente d’artefacts monastiques. Il y avait des sachets de petits moines en caramel, efficaces pour faire oublier l’amertume du vin blanc. Sitôt dans la voiture, je me suis jeté sur le sachet cristallin pour en extraire un de ses sujets et le sucer avidement.

J’aime bien lire, mais je crois que cela tient plus au métier de ma mère qui était bibliothécaire qu’aux restes de Saint Benoît. Je suis avide de théories sur l’art et cela me porte naturellement vers la recherche permanente, au travers notamment de lectures et d’informations pouvant alimenter mes multiples questionnements.

Mes patchworks sont parfumés à l’encens de Saint Benoît, celui utilisé pour les exorcismes, j’aime bien son odeur d’humus et de cathédrale. A présent, j’y ajoute une brume de Ravintsara pour actualiser l’immunité de mes pièces.

Quant à l’incarnation de l’aquarelle de Dürer : je ne sais plus exactement comment je me suis-je retrouvé devant la grande touffe d’herbes d’Albrecht Dürer. Il me semble qu’elle eut toujours sa place dans ma voûte crânienne, même si je ne l’ai jamais vue qu’en reproduction. Le point de vue est très particulier : on est au niveau de l’herbe, chaque brin se dresse de façon monumentale, comme une tôle de Richard Serra. On ressent la singularité de chaque brin, c’est « une touffe d’herbes » pas « de l’herbe ». Il s’agit d’un regroupement d’entités diverses, pas d’une foule indéterminée.

Gérard Aymonin, l’ancien botaniste de l’Herbier du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, a dressé une liste des espèces qu’il a identifiées sur ce chef d’œuvre du XVIe. J’en ai trouvé trace dans un texte de Françoise Piquet-Vadon, une peintre de fleurs :

« Cardamine, Pâquerette, Fenasse, Pissenlit, Achillée millefeuille, Langue de chien commune, Grand plantain, Agrostide stolonifère. »

Puisque Dürer dessine des végétaux issus de milieux éclectiques, je m’aperçus dès lors du tour de force auquel je me confrontai. Muni de cette liste, je me suis lancé à la recherche des semences de chacune des espèces citées.

J’ai dans un premier temps fait des semis en indoor qui ont continué de croître pendant deux ans sur mon balcon. C’est une de ces jardinières que j’ai souhaitées vous présenter dans la vidéo pour #paroledartisteconfiné. (Visible sur youtube et notre site. Ndlr)

Ce projet de jardinage existentiel me paraissait résonner particulièrement avec la situation du confinement. Les plantes qui m’entourent sont de petits philosophes que je consulte au quotidien avec un émerveillement profond : croissance et résilience en un seul et même mouvement, ils me donnent le courage de vivre.

Je les soigne et tente de les comprendre au-delà de l’écorce, lorsqu’elles fleurissent, j’essaye de leur trouver leur pollinisateur favori. Le matin, c’est vers elles que mon regard se tourne.

Depuis mon emménagement à la Cité Internationale des Arts sur le site du Marais, mon projet a pris une autre dimension car j’ai investi les jardinières placées devant mon atelier.

Semées il y a 20 jours sous un voile de forçage, les graines ont pu bénéficier d’une terre encore chaude et d’une forte humidité propice à leur levée. J’ai par la suite cousu des tunnels pour les aider à arriver en pleine forme au printemps. Ces tunnels sont composés d’une partie en voile de croissance pour la chaleur, et d’une autre en filet afin de favoriser l’aération et éviter l’éventuelle fonte des semis, tout en protégeant les jeunes pousses de la gourmandise des pigeons – le temps que l’herbe puisse cohabiter sans problèmes avec ces usagers de la cour.

J’ai assemblé les deux matériaux en les cousant et rapidement la couture de l’intime s’est associée à la terre : je suis devenu couturier horticole, ajoutant des plumes et des dentelles entre la chaîne et la trame. Lingerie et humus, deux univers qui ne s’associent pas spontanément mais dont le rapprochement me captive depuis 2007, lors de la confection de ma première tente qui reprenait la forme d’une « Benoîtes des rives », immortalisée par le photographe botanique Karl Blossfeldt.

 

Vous cultivez dans votre œuvre un goût de la relique – Le rouge à lèvres – 2015, laissant voir à quel point vos pièces sont en quelque sorte interdépendantes et liées à votre vie. A l’image de ces entrelacs de Léonard que Dürer avait soigneusement étudiés en les copiant, où des vrilles de passiflore s’enroulent jusqu’à leurs propres stigmates pour pousser, pensez-vous qu’il faille regarder la vie d’un artiste pour comprendre son œuvre ? Votre expérience offre-t-elle une infusion spéculaire de ce phénomène, comme dans vos motifs sur papier-peints qui mêlent anatomies intimes et organes floraux ? 

J’ai remarqué que les gens qui ont fréquenté les hôpitaux sont plus réceptifs à mes installations avant même d’avoir recours à la médiation.

Chez moi, la vie est un matériau, donc je ne fais guère de différence entre mes œuvres et ma vie. Je me place dans le pâturage de l’art contemporain, je ne fais pas de l’art et tant mieux d’ailleurs. Je ne vis pas l’art comme une finalité, mais comme une pratique de survie. Parfois je me dis qu’il s’agit sûrement plus de philosophie que d’art, sauf que je fabrique des objets, pas des textes.

Mes pièces, prennent en effet parfois des allures de reliques mais je n’emprunte à cette pratique que ses dispositifs de monstrations et ses techniques de conservation. La taxonomie avec laquelle je voyage est plus liée à l’anatomie qu’aux infusions de mumias.

En 2015, j’ai fabriqué un rouge à lèvres en me prélevant un peu de mon sang. J’ai séparé l’hémoglobine du plasma afin de stabiliser la solution, puis j’ai fait sécher les ions de fer que j’ai réduits en poudre à l’aide d’un petit pilon, afin de les utiliser comme colorant dans un processus de fabrication amateur de stick pour les lèvres.

La genèse de cette œuvre s’enracine à plusieurs étapes de ma vie : de 3 à 6 ans, j’ai été hospitalisé en pédiatrie générale à Bicêtre dans le service d’hémato pour une leucémie. C’était un petit service qui a dû faire face à l’affaire du sang contaminé ; certains sont morts, j’ai survécu. Après coup, des tests ont été pratiqués sur moi et un autre enfant afin de comprendre si je devais ma survie à une quelconque particularité. Les tests ont vite été abandonnés et mon dossier médical a été rangé par erreur dans le casier des « enfants décédés » qui a vocation à finir incinéré.

Dès lors, mon sang est devenu honteux et suspect, chargé de la culpabilité d’avoir survécu.

Dernièrement, j’ai rencontré un onco-généticien qui, lui aussi, soupçonne le sang de ma famille d’être vecteur de malformations.

Le stick de rouge à lèvres était une manière d’exhiber publiquement cette charge honteuse, de m’en parer avec fierté. À la fin des années 90, il m’arrivait de me maquiller en clown pour passer la nuit dehors. Il y avait cette même fonction de peinture de guerre dans ce rouge à lèvres, mêlé à l’envie d’exposer mon sang à la vue de tous sous la forme d’un objet désirable.

Cette pièce peut se lire sans avoir connaissance de mes aventures hospitalières, c’est certain, mais par contre, je ne ferais pas ces œuvres sans cette expérience traumatisante du corps visité. Exposé lors du solo « Dans le sens des veines » *, les aiguilles y étaient un motif récurrent, depuis les cactus jusqu’à la signalétique.

Quant à l’interdépendance de mes pièces, je peux évoquer ma récente réalisation d’un squeezer – ces marqueurs dégoulinants utilisés par les vandales pour couvrir les murs de la ville ; je me suis prélevé 11 tubes de 4 ml de sang que j’ai stabilisé et réduit en poudre pigmentaire. Après avoir fait des tests d’encre pour trouver la meilleure combinaison – base alkyde, isopropanol, acide phosphorique, Shellac, etc.…, j’ai envisagé d’élargir ma palette au vert, en isolant la chlorophylle de mes plantes, et au noir avec du bitume de Prospect Cottage, la cabane de pêcheur de Derek Jarman. Les motifs seront élaborés à l’aide d’un Spirograph, instrument géométrique inventé par Dürer.

 

Je comprends mieux votre fascination pour les entremêlements, psychiques et formels, entre infiniment grand et petit, comme vos motifs répétitifs générés depuis les résidences de la Casa Velázquez ou de la Fondation Hermès (2010-2012), exposés au Palais de Tokyo. (Condensation, Nouvelles vagues, 2013). Comment tout cela s’articule-t-il ? 

Pensionnaire à la Casa Velázquez, j’ai découvert les motifs mozarabes à l’Alhambra de Grenade. Ils se mélangeaient à la végétation, la chaleur et l’humidité dans une harmonie fertile. Un manuel de géométrie trouvé à la boutique de l’Alhambra me permit d’étudier ces arabesques. Je fis vite s’enlacer les manuels de l’école de médecine de Barcelone et ces motifs mozarabes à l’aide de mon compas. Il en résultait des papier-peints plutôt joyeux quoiqu’un peu inquiétants.

Plus récemment aux Tanneries d’Amilly, j’ai fabriqué un kaléidoscope. Objet métallique pourvu d’un roulement à bille et d’une optique en verre : il était rempli de fragments de minéraux extraits des mines du Minas Gerais – destination de mon voyage imaginaire lors de cette exposition, de l’améthyste, du cristal de roche de la région d’Itambacuri et d’autres minerais issus de la région élargie, grenat, aventurine, aigue-marine et calcite.

Eric Degoutte, le directeur des Tanneries d’Amilly m’a fait la réflexion que pour lui il s’agissait d’un instrument d’observation de l’intérieur du corps, et je crois qu’il a vu juste. Ces motifs répétitifs générés à l’infini forment un corpus d’images quasi biologiques de l’inconscient ou tout du moins susceptibles d’accueillir ces projections.

Je partage avec le corps médical cette curiosité enfantine de savoir ce qui se passe sous ma peau. Si cela peut répondre en partie à votre question, c’est sous l’épiderme que naissent mes pièces.

 

Votre pratique de la couture se comprend d’autant mieux : elle fusionne en des patchworks assemblés manuellement au point droit, votre vécu hospitalier et amour de l’art, entrecroisant par recyclage, reliques anonymes de l’APHP, à votre patience à la fois imposée et cathartique.

En anatomie on parle beaucoup de tissus : il y a un lien pour moi entre la peau et le tissu, entre la suture et la couture, entre le temps de l’hôpital et celui de la confection textile. Il y a aussi une dimension revendicatrice dans cet usage du patchwork.

Petit garçon, mon meilleur ami s’appelait Jérémy ; nous passions des heures au pied de son lit d’hôpital à jouer avec la pâte à ballon rouge que nous fournissait sa mère. Jérémy, comme ses parents, est mort assez rapidement du Sida. Un peu comme dans les costumes des cockettes, ces couturiers psychédéliques, le patchwork est porteur de la voix d’un peuple invisibilisé, mis de côté ou disparu. Il y a un peu de Jérémy dans ce patchwork, des Jérémys rendus anonymes par le système de traitement du linge et de revalorisation des déchets, ces draps jetés au sol devant les portes, une fois les enfants morts. Les couloirs saturés de silence après le chant polyphonique des pleurs nocturnes.

Ce thème de la mort se retrouve jusque dans les motifs de surpiquage du « quilt » que j’ai emprunté aux complexes funéraires persans.

C’est suite à la pièce pour laquelle je sortis félicité des Beaux-Arts de Paris, Cabane, 2007 – œuvre contextuelle liée à ma tentative de survie au sein du système académique, que naquit, de fil en aiguille, mon premier patchwork. Depuis le Mont Blanc où, mon diplôme en poche, j’ai bullé seul jusqu’au Massif des Aiguilles Rouges, l’idée surgit de présenter pour l’exposition de circonstance un Bivouac, (2008) cosmogonique, une réinterprétation de ma cabane mais dans une version nomade qui, finalement, devenait ma condition au sortir de l’école. Afin de profiter de mon autonomie et tout gérer moi-même, j’ai conçu, en prolongement de l’œuvre, un emballage me permettant de transporter l’installation entière à l’aide d’un balluchon réalisé à partir de draps réformés d’hôpitaux.

Je les ai trouvés inopinément chez Leroy Merlin : situés en tête de gondole du rayon peinture, se dressait une colonne de sachets plastiques remplis de draps aux couleurs fétiches des hôpitaux. J’ai reconnu mes Déchiquetés ; ils étaient vendus comme chiffons pour la peinture ou l’automobile. J’en ai acheté quelques sacs que j’ai grossièrement assemblés à la machine, puis j’ai ajouté quelques œillets et c’est devenu la toile de mon balluchon.

L’assemblage était rudimentaire et n’en faisait pas un authentique patchwork, mais c’était la première fois que je me servais de ces draps réformés des hôpitaux. Réformés parce que trop vieux, déchirés par des lames de bistouris, ou bien trop tachés de Bétadine ou des divers fluides corporels pour que la blanchisserie ne parvienne à les remettre en service dans le circuit du linge.

Je choisis mes morceaux de tissus selon la nature des taches. Ces tissus ont été aseptisés avant leur mise sur le marché, aussi, dans un premier temps, lorsqu’on observe le patchwork, il faut quelques instants pour saisir l’éventuelle origine des traces sur le tissu. La pièce ne prend sa charge qu’avec le cartel, un peu comme le gore qui n’existe pas sans le hors champ.

Cela dit, je suis toujours à la recherche de la tâche qui sera la plus expressive.

Quant à mon intérêt pour les points de sutures, cette anecdote pourrait peut-être vous éclairer : la quête de draps m’a poussé, lors de ma dernière opération, à visiter, une nuit, les paniers de draps sales de La Salpêtrière. Cela faisait une heure que j’avais appuyé sur la sonnette pour réclamer un peu d’opium et je finissais par m’impatienter. Alors, cramponné au mât de ma perfusion, je partis à la conquête d’une blouse blanche. Chemin faisant, je découvris le sac de draps sales destinés à la blanchisserie. Occupé à fouiller ce coffre au trésor, je me rendis soudain compte, dans l’obscurité d’un coin, de la présence d’une aide-soignante qui mangeait son bento. Avec un mélange de sidération et de bienveillance, elle m’a fermement raccompagné et accordé sans discuter une puissante dose d’opiacé en intraveineuse.

Au retour de l’hôpital, je profitais de quelques crises pour prendre en photo macroscopique des fragments de ma peau meurtrie par les traitements ou les examens. C’est fort probablement de là que naquit le souhait de me former aux points chirurgicaux. Je vais sûrement m’équiper d’un simulateur de suture, ces objets sont aussi fascinants qu’un film de Cronenberg. J’aime contempler l’aiguille qui traque la veine sous ma peau.

Certes, le statut de « patient », infuse dans mes œuvres. Les objets que je réalise sont chargés formellement du temps nécessaire à leur conception et à leur réalisation. Le temps est probablement mon médium premier et favori. Au sortir de ma dernière opération, j’ai eu beaucoup de mal à me remettre à coudre. Physiquement c’était laborieux. C’est une amie phénoménologue, Théodora Domenech, qui est venue me rendre visite chaque semaine pour coudre avec moi et mon assistante, métamorphosant ce travail en séances de musculation. Y ajoutant la couleur de la résilience, c’est dans ces moments-là que je préfère mes pièces, pour les moments où elles se créent. Le patchwork est issu d’une tradition fétichiste (quilting Amish) et populaire, où l’objet réalisé est empli de chaque heure offerte à sa réalisation.

 

Vous m’expliquiez justement situer votre démarche artistique dans la théorie de l’art ‘processuel’, un peu comme la partie diariste aux Tanneries. Pouvez-vous fournir à nos lecteurs quelques simples clés afin de les éclairer quant à cette démarche ? 

L’art processuel est une courte période de l’art américain de la fin des années 60 où les artistes ont intégré le temps de la réalisation dans leurs pièces. La croissance de l’œuvre était exposée. Les matériaux étaient utilisés dans une approche non coercitive faisant une belle place à l’aléatoire.

Dans mon travail, le processus m’intéresse plus que le résultat final. Je change en permanence de medium et ne m’attache à aucune technique. Pour cela, j’ai l’intuition que le Temps demeure mon médium intrinsèque.

Aussi, aux Tanneries d’Amilly, la croissance de l’installation fut documentée en temps réel au moyen d’un journal de bord. Cela me permit de montrer l’intériorité des pièces, un peu comme les médecins se réunissent devant l’intériorité de mon corps dans ma chambre d’hôpital pour discuter de l’évolution de mes organes.

En parallèle de l’histoire de l’art processuel, on assiste à l’émergence du white cube dans les galeries. Je crois bien que le premier white cube où j’ai exposé était plutôt un service pédiatrique, mais les murs y sont tout aussi blancs et lessivables. Des murs de condensation psychique à l’ergonomie idéale pour recueillir toutes sortes de sublimations.

 

L’actualité culturelle européenne, avant le confinement, se tournait vers Derek Jarman à qui vous aviez dédié plusieurs de vos œuvres. Comment en êtes-vous venu à vous référer au maître du film Queer ? 

J’ai rencontré l’œuvre de Derek Jarman par ses écrits et les photographies de son jardin de Dungeness il y a trois ans. Sa narration à la première personne et sa sensibilité aux perceptions sensorielles m’ont particulièrement touché. Son expérience conjointe à celles de la maladie, de la couleur et du jardinage m’ont bouleversé.

Dans son œuvre, Jarman dénonce un système de possession des corps par des normes binaires basées sur la dichotomie homme/femme. Le Queer s’étend également aux questions relatives au corps valide / infirme et rejoint ainsi mon champ de recherche.

A l’hôpital, mon corps ne m’appartient plus, son intériorité se dilate dans la chambre d’hôpital. La courbe de température est accrochée au bout du lit comme un cartel, les membres sont dispersés au gré des imageries médicales. La médecine a pour but de réparer le corps infirme, de le façonner pour qu’il puisse être à nouveau exploité économiquement.

Le Queer offre une hétérotopie, une alternative créative à l’asymétrie des rapports soignants/malade.

Le dernier jardin de Derek Jarman est un lieu hétérotopique végétal saisissant. 
Mon atelier partage cette dimension hétérotopique et chlorophyllienne. La pensée Queer et l’art m’offrent un plat de résistance consistant pour « bien survivre » et non simplement survivre. De la même façon, des artistes comme Bob Flanagan, qui érotise le corps malade, me passionnent.

Mon histoire personnelle a aussi croisé celle de l’épidémie du Sida dont le Queer dénonce l’invisibilité et ses conséquences catastrophiques. J’étais hospitalisé dans le service des hémophiles à Bicêtre lors de l’affaire du sang contaminé, c’est sûrement pour ça que le Queer a une telle résonance en moi.

 

En quoi, le masque proposé à Artaïs et conçu pour faire face à la Sanit Crisis, est-il emblématique de votre œuvre ?

Ce masque est totalement endémique de mon atelier. Il est composé des matériaux qui y poussent naturellement depuis deux ans. Il tient un peu de l’épouvantail avec ce champ opératoire maculé et puis les tissages des draps avec leurs écritures ne laissent pas de place au doute. Il s’agit bien de ces draps que nous connaissons tous.

C’est un art de la réappropriation, un peu comme les molas des indiens kuna, sauf que là ce ne sont pas des amérindiens qui se réapproprient les blouses de coton anglais dont on a cherché à les couvrir, mais un artiste infirme qui cherche à se réapproprier son corps occupé par la médecine. Il y a un côté héraldique, « medical panther », dans cet assemblage.

Je l’ai porté plusieurs fois à l’hôpital Henri Mondor ou à celui de La Pitié, le rapport à l’œuvre est frontal, incarné. Celui qui le porte devient une œuvre.
C’est aussi une pièce qui parle des frontières entre l’intérieur et l’extérieur, de la pneuma.
Et le plus important est de réussir à poursuivre une quête poétique quand le tragique souffle très fort.

Il y a deux ans j’étais un peu seul sur mon banc, avec mes questionnements existentiels, à présent je me sens bien entouré.

 

Propos recueillis par David Oggioni

 

*  Dans le sens des veines, Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine, 2015