Exposition 00’s Collection Cranford : Les années 2000

Par Emma Ribeyre10 mars 2021In Articles, 2021

 

En rassemblant les grands noms de la création artistique ayant pour point commun d’avoir produit pendant les années 2000 et d’appartenir à la collection Cranford, le MO.CO à l’Hôtel des collections de Montpellier tente de dessiner les contours d’une décennie incernable qui a pourtant bouleversé durablement notre vision du monde et la construction de nos sociétés.

Partant de la collection constituée dès 1999 par Muriel et Freddy Salem en Angleterre, l’exposition nous fait traverser de manière chronologique les évènements majeurs, les bouleversements et les mouvements de pensées des années 2000 en les mettant en parallèle d’œuvres d’une quarantaine d’artistes de cette collection nommée Cranford par les collectionneurs pour plus de neutralité et une volonté d’ouverture publique. L’exposition établit un parallèle incessant entre la production artistique et les évènements politiques, économiques et sociaux qui ont eu lieu entre 2000 et 2010. Pour la plupart, ces évènements ont encore un impact aujourd’hui sur notre rapport au monde contemporain, entre espoir, déception et angoisse.

Tout ce qui nous préoccupe encore de nos jours semble avoir débuté avec ce deuxième millénaire : le concept de l’Anthropocène, qui désigne une nouvelle ère géologique où les changements environnementaux sont attribuables aux activités humaines (réchauffement climatique, pollution, déforestation, usure de la biodiversité, extinction massive entre autres), est né en 2000, théorisé par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie. Au-delà de la prise de conscience écologique qui n’a cessé de s’exacerber, la frise chronologique de l’exposition revient également sur les premières pandémies (le SRAS à la fin de l’année 2002 dont la Chine dissimulait déjà la gravité et la grippe A (H1N1) entre 2009 et 2010), ce qui résonne sinistrement avec la situation actuelle. Les années 2000, c’est aussi la Chine qui devient première puissance mondiale, la montée au pouvoir de Poutine en Russie, la crise de 2008, la continuité des conflits au Proche-Orient… C’est la critique de la domination de la société de consommation qui s’étend à l’entièreté du globe et dont l’œuvre Orang-Utan d’Isa Genzken (2008) semble être la représentante. C’est l’ère de la sur-communication qui commence, avec l’accélération du passage au numérique et une rupture entre sphère publique et sphère privée, avec les téléréalités et les réseaux sociaux. Les commissaires ont ainsi créé des dialogues inédits entre des œuvres produites la même année qui attestent de la diversité des pratiques et des ambitions artistiques, faisant se côtoyer abstraction et figuration. Par ailleurs, ils nous positionnent d’emblée dans la mondialisation de l’art et de son marché.

Comment le monde peut-il être lu par l’artiste ? L’exposition est un panorama qui commence avec une installation photographique de Wolfgang Tillmans, premier artiste non britannique à remporter le Turner Prize en 2001. Sans hiérarchie et abordant tous les genres (la nature morte, le portrait, le paysage, la scène du quotidien…), ses installations témoignent de son empathie pour ses sujets et de sa prise de conscience du médium photographique comme un art social et subjectif. Il se confronte aux innovations technologiques en imprimant ses photographies au jet d’encre. Cette technique sert à d’autres ambitions, on le voit dans l’exposition, avec les œuvres de Kelley Walker, Wade Guyton et Christopher Wool. Ces artistes interrogent ce que devient l’image à l’ère de sa reproductibilité technique tout en s’inscrivant dans une histoire de la peinture expressionniste abstraite qu’ils critiquent. Les images de Wade Guyton sont issues d’une série de contraintes et d’accidents dus à l’imprimante, la machine engendre des formes, met en concurrence le geste pictural de la main et l’ordinateur. La simplicité du X renvoie sans doute à l’anonymat et au fait que n’importe qui aurait pu le réaliser. En collaboration avec Kelley Walker, les deux artistes manifestent le recyclage des images et mettent en avant les moyens de l’art mêlant opérations informatiques, sérigraphie, impression numérique, collage, peinture.

Les années 2000, ce sont aussi les années de l’essor de la vidéo et du format documentaire dès la documenta de 2002 avec Shirin Neshat et Phil Collins. L’artiste devient un reporter, le relais des nouvelles du monde. L’exposition de l’Hôtel des collections ne présente pourtant que deux vidéos malgré l’importance de cette tendance : The Nightwatch (2004) de Francis Alÿs, qui place le regardeur à la place d’un gardien de surveillance de musée alors qu’un renard a été lâché dans les salles de la National Portrait Gallery de Londres, et They shoot horses (2004) de Phil Collins, qui par le pastiche d’une série télévisée retrace comment les relations sociales et les identités culturelles se forment en Palestine, en dehors de l’image stéréotypée du conflit israélo-palestinien.

L’exposition revient également sur la représentation des minorités et les revendications féministes qui deviendront des enjeux majeurs de l’histoire de l’art en ce début de XXIème siècle. L’installation de Louise Bourgeois Maison (2000) donne un éclairage particulier à l’œuvre Fuck Destiny (2000) de l’artiste britannique Sarah Lucas : prise de conscience de l’importance donnée à la sexualité, à la violence et au sensationnalisme dans la société, notamment par les médias. Maison est au croisement d’une vision cauchemardesque des traumatismes personnels et du capitalisme postmoderne qui ne laisse plus de place à l’émotion, tandis que Fuck Destiny (2000) expose l’objectivisation du corps féminin au travers du regard masculin.

Certaines œuvres semblent illustrer la course au gigantisme et à l’expérience du spectateur dans laquelle l’art contemporain s’est lancé depuis les années 2000 avec la création d’espaces dédiés à des œuvres monumentales (la Turbine Hall de la Tate Modern à Londres, le Palais de Tokyo, Monumenta au Grand Palais à Paris) et à la multiplication des foires internationales. On peut penser à l’œuvre Something and Nothing de Damien Hirst créée en 2004 et qui présente une collection de squelettes de poissons plongés dans des bacs de formol sous vitrine.

Toutefois, on peut regretter que la voix des collectionneurs reste trop discrète lors de ce panorama historique. L’histoire atypique du couple Salem qui a constitué cette collection est bien peu mise en valeur. C’est uniquement grâce à l’entretien avec le couple, présent dans le livret et le catalogue d’exposition, que l’on peut se plonger intimement dans le récit de cette collection. En dehors de toute volonté de constituer une cohérence stylistique, les œuvres ont été choisies pour leur singularité, leur caractère personnel : parce qu’elles racontaient une histoire. On découvre qu’au début acquérir des œuvres fut une façon de s’intégrer à la société britannique et d’appartenir à une culture. Les collectionneurs expliquent qu’ils ont toujours fait appel à un curateur pour choisir au mieux les œuvres et les saisir dans toute leur complexité. En outre, ils reviennent sur la difficulté d’acquérir une œuvre de Sigmar Polke, dont une magnifique série de quatre toiles est exposée. De plus chaque année, leur collection est visible par le public dans leur maison avec une nouvelle scénographie lors de Frieze, foire londonienne d’art contemporain.

Le couple s’est par ailleurs engagé récemment dans le soutien aux artistes en résidence en collaborant avec le Camden Art Centre et dans le don d’œuvres à des organismes qui ont trop peu de moyens pour leurs acquisitions.


Infos pratiques

MO.CO Hôtel des collections

13, rue de la République, Montpellier

Jusqu’au 31 mai 2021