État des lieux : Notre Monde Brûle au Palais de Tokyo

 

Perspectives contemporaines depuis le Golfe Persique, constats géopolitiques et controverses engagées s’imposent dans l’exposition collective Notre Monde Brûle inaugurant la saison « Fragmenter le monde » au Palais de Tokyo.

 

Sable fin et profond, les chaussures s’y enfoncent, tandis que les regards sont happés par trois écrans dissimulés dans l’architecture bétonnée des profondeurs du Palais. La monumentale installation de Wael Shawky, Al Araba Al Madfuna, nous emporte sur les terres des pharaons et nous plonge dans un univers de pillages souterrains. L’œuvre emprunte son titre au nom d’un village égyptien, où les habitants récitent des prophéties et creusent des galeries, dans l’espoir d’y découvrir quelques trésors ensevelis. Ce mastaba contemporain, bien que clôturant l’exposition au sous-sol, en introduit parfaitement certaines des problématiques avancées plus loin.

 

L’exposition Notre Monde Brûle, née d’un partenariat avec le Mathaf, le Musée d’art moderne et contemporain à Doha au Qatar, a été conçue par le directeur de cette institution, Abdellah Karroum. C’est au cœur de l’été 2019 que le commissaire puise l’énergie de ce projet. Les ravages des feux de forêt dans les montagnes du Rif, au nord du Maroc, ravivent des souvenirs d’incendies récurrents de par le monde, en Australie comme en Europe ou en Californie. Parallèle inévitable avec les embrasements protestataires récents, du Liban aux États-Unis, de l’Algérie au Chili. L’âme flambante de l’exposition cherche à en dénoncer la portée destructrice, tout en en révélant le potentiel révolutionnaire.

 

Au fil des œuvres disséminées dans l’espace, îlots de réflexion propres à chacun des trente artistes sélectionnés, différents thèmes s’imposent. La crise écologique engendrée par une  activité économique démesurée rejoint une crise de nature humanitaire, où réfugiés et opprimés politiques sont les premières victimes de guerres destructrices de cultures. L’installation de Francis Alÿs se détache dans l’obscurité des premières salles et s’affirme en véritable table de commandement militaire, à la géopolitique détournée et ridiculisée. Un aspirateur se tient à califourchon entre deux continents : efforts arbitraires et unilatéraux de l’un pour dépoussiérer ou engloutir son voisin ? Vaines légendes, absurde notion de frontière sur ces cartes géographiques où les noms de pays sont remplacés par des mots confrontant nos visions du monde. Ce travail sur le vocabulaire d’opposition, dans lequel « touriste » converse avec « migrant », évoque de complexes cartes de la pensée.

 

Les portraits photographiques de Shirin Neshat poursuivent cette critique des conflits géopolitiques en rendant hommage à ces individus meurtris, en deuil depuis la révolution égyptienne de 2011. Sur ces visages marqués se fond la calligraphie du poème iranien Faryad de Mehdi Alkhavan Sales, métaphore de la révolte sociale, à travers le récit d’une maison aux flammes incessantes. Au centre de la pièce, tel un écho à ces blessures, se trouvent les broderies et les esquisses de Mounira Al Solh, sur lesquelles paroles et larmes de réfugiés syriens sont immortalisées. Archives sincères, constituées par l’artiste sur le vif, nous livrant avec sensibilité une alternative aux rapports officiels et aux lectures de presse. Cette lutte contre l’oubli, l’évaporation, Michael Rakowitz la reprend à travers la reconstitution d’objets archéologiques, d’Irak et de Syrie ; les uns sont victimes de leur confiscation, les autres de leur disparition. Deux séries aux titres explicites et à la réalisation de longue haleine naissent ainsi : The Invisible Ennemy Should Not Exist [L’ennemi invisible ne devrait pas exister] et May the Obdurate Foe Not Be in Good Health [Puisse l’ennemi obstiné ne pas être en bonne santé]. La précarité de ces rescapés culturels est retranscrite par la fragilité de ces œuvres en papier mâché, faites d’assemblages de journaux et d’emballages à la symbolique politique.

 

Néanmoins notre patrimoine n’est pas le seul menacé, et la nature en danger est obligatoirement évoquée. L’impressionnante installation aux six écrans de John Akomfrah est une double dénonciation. Dans ce projet, différent de son travail documentaire portant sur les questions identitaires de la communauté noire au Royaume-Uni, l’artiste britannique d’origine ghanéenne nous raconte de façon poétique le dérèglement climatique. Purple emprunte son titre à la teinture luxueuse, nommée la pourpre de Tyr, et décrie l’exploitation de la nature à travers les siècles. Voguant des îles Marquises à l’Alaska, le film nous laisse subjugués devant la majesté de ces écosystèmes, pourtant si sensibles aux changements de climat. Mais lorsque ces images sont subitement associées à d’autres extraits, notamment ceux de tests sur des animaux de laboratoires, la portée dénonciatrice de l’oeuvre nous est alors cruellement dévoilée.

 

Arrachons-nous à cette expérience cinématographique à la palette rose violacée pour contempler les panneaux muraux de camaïeux bleus révélant l’histoire d’un pigment précieux. Aslı Çavuşoğlu s’intéresse ici à la connotation politique teintant désormais le lapis-lazuli depuis l’invasion de l’Afghanistan en 2001 par les troupes américaines. En effet, l’exploitation illégale, et le trafic de ces pierres semi-précieuses perpétré par les talibans, attisent conflits et tensions dans la région. Ainsi, dans cette fresque, est dépeint un asservissement sans fin dû aux ressources terriennes.

 

Mentionnons la folie de l’or noir et l’industrie des combustibles fossiles, piliers économiques du Golfe.  C’est l’artiste koweitienne Monira Al Qadiri qui s’engage sur cette piste avec ses sculptures nacrées, ses têtes de foreuses irisées. En effet, avant l’ère pétrolière, la pêche de perles dominait le commerce de la région. Réflexion sur la nature de la préciosité, satire de l’addiction démesurée. L’hypnotique lévitation d’OR-BIT 1 suggère la fascination obsessionelle et incontrôlable pour nos souterrains. Renvoi à la descente au caveau de Wael Shawky, pour y trouver l’or ou la mort.

 

Une revendication indéniable du droit à la vie, divers élans d’opposition à ces régimes bafouant infatigablement les libertés individuelles des citoyens, s’affirment dans plusieurs œuvres de l’exposition. Le visionnage de Silence of the Sheep nous fait ainsi découvrir l’artiste égyptienne Amal Kenawy menant une vingtaine d’hommes, rampant, à travers les rues du Caire. Cette performance, ayant eu lieu en 2009, fait résonner –sous les insultes de la foule– un appel à la manifestation, un ralliement contre la soumission. En faisant de la rue sa scène, Kenawy impose au public de prendre position face à l’humiliation, crûment révélée, du peuple égyptien. Lui faisant face, une autre installation de l’artiste, The Silent Multitudes, se présente comme le sanctuaire d’un film évocateur de l’atmosphère instable au Caire, précédant la révolution de 2011, mais aussi comme un bunker érigé avec des bonbonnes de gaz menaçant d’exploser.

 

Si la multiplicité des champs confrontés dans cette exposition rend délicate la catégorisation de ces installations, de chacune d’entres elles émane la volonté de contestation. « Notre Monde Brûle » passe en revue le monde à l’ère du « Capitalocène » et nous confronte à son issue destructrice ou révolutionnaire.

 


Infos pratiques:

PALAIS DE TOKYO

13, avenue du Président Wilson

75116 Paris

www.palaisdetokyo.com

Exposition « Notre Monde Brûle »

Jusqu’au 13 Septembre 2020

De midi à 21h, tous les jours sauf le mardi