Entretien avec Sylvie Zavatta
au Frac Franche-Comté
Face au défi que représentait une exposition autour de la performance à partir d’œuvres de la collection, Sylvie Zavatta, directrice et commissaire de l’exposition Aller contre le vent, performances, actions et autres rituels, revient sur la genèse de ce projet qui s’inscrit dans l’ADN du Frac Franche-Comté. Les notions d’éphémère et d’insaisissable au cœur des œuvres redéfinissent le statut de l’artiste et sa filiation. Si les questions d’enregistrement même du medium et de possible pérennisation dominent au départ, elles sont vite relayées par les notions de délégation au public et à l’institution qui devient en quelque sorte metteur en scène et programmateur de spectacle, comme elle le résume. Une pluralité d’enjeux et une porosité des disciplines que dessine ce panorama captivant, accompagné d’un certain nombre de performances réactivées durant toute l’exposition et le temps d’un week-end spécial.
Quelle est la genèse de cet ambitieux et exigeant projet ?
Tous les trois ans, je consacre une exposition aux acquisitions réalisées par le Frac au cours des trois années précédentes. Je me suis donc appuyée sur les œuvres récemment entrées dans la collection mais j’ai augmenté cette sélection avec des œuvres acquises antérieurement afin de mettre en valeur l’une des problématiques de la collection. Je voulais ainsi relire cet ensemble au prisme de l’une de ses lignes de force, à savoir la dimension performative, laquelle s’inscrit en toute logique dans une collection qui depuis 2006 se construit autour de la question du Temps.
L’exposition est donc composée d’œuvres ayant à voir avec les notions de durée, d’éphémère, de mouvement et de vivant. Elle est composée de performances au sens strict du terme et d’œuvres matérielles qui en découlent, qui en sont le prolongement, la transposition ou qui les métamorphosent. Mais elle ne se résume pas à la performance. Elle interroge la dimension performative au sens large du terme via la notion de délégation à un tiers dont l’artiste attend qu’il soit concrètement et physiquement actif.
Ainsi, à côté de la délégation faite par l’artiste à l’institution pour qu’elle active ses performances, l’exposition propose des œuvres qui nécessitent que le public soit, non pas performeur au sens artistique du terme, mais pour le moins acteur ou « co-agissant ». Cette délégation, soit dit en passant, est significative d’une remise en question radicale du statut traditionnel de l’artiste, elle induit que ces œuvres, tout comme les performances, n’existent réellement ou ne trouvent leur achèvement qu’au moment de leur activation. C’est le moment où l’œuvre a lieu. Il y a ici une similitude avec le spectacle vivant que l’exposition ne manque pas de souligner.
D’autres expositions précédentes impliquaient déjà la performance, en quoi ce projet en est-il le prolongement élargi ?
En effet avec Dancing Machines et Danser sur un volcan, il y avait déjà cette dimension puisqu’il s’agissait d’interroger le dialogue entre la danse et les arts visuels, et il y avait aussi des œuvres, telles celles de Forsythe, que le public était invité à expérimenter. Ici le propos est plus large puisqu’il s’agit de performances ou d’œuvres qui ne sont pas nécessairement liées à la danse ou en tous cas lues à travers ce prisme.
Quel est le parti pris du parcours et le dialogue entre les œuvres ?
Le parcours s’ouvre sur une première salle entièrement consacrée à Angelica Mesiti et à son installation Relay league, une œuvre où il est question de transpositions successives – musicale, chorégraphique et non verbale – d’une phrase en morse : « Appel à tous, c’est notre dernier cri avant notre silence éternel », le dernier message émis par la Marine française, le 31 janvier 1997, avant que ce mode de communication ne soit remplacé par les technologies numériques. À elle seule cette œuvre pourrait résumer l’un des propos de l’exposition qui tente de traverser, sans prétendre être exhaustive, les multiples formes qu’ont données et donnent encore les artistes à la performance, les multiples traductions qu’ils en font afin d’en poursuivre l’aventure.
Chaque salle ouvre à plusieurs niveaux de lecture possible ?
La seconde salle en effet rassemble des œuvres de natures très diverses qui ont pour source une performance et qui dialoguent avec d’autres disciplines (le chant, la danse, la musique, la poésie orale, le cinéma). Certaines parmi elles demandent à être activées par le public.
La troisième salle est pour sa part consacrée à des œuvres historiques et à d’autres plus récentes qui dialoguent avec elles. On y trouve ainsi les archives du groupe Untel mais aussi celles relatives à la performance Wandering in the wind du collectif The Play. À cette dernière font écho les actions poétiques de Shimabuku ou la marche furtive de Beggs, Norman et Tixador (Planning 3/8) l’une et l’autre s’inscrivant dans la filiation de Fluxus. Plannig 3/8 est une pièce qui évoque l’endurance et dialogue de ce fait avec les dessins de Micha Laury, des projets de performances extrêmes imaginées par l’artiste en 1975 (l’une d’entre elle sera activée pour la première fois au cours de l’exposition). Au centre de la salle se trouve Becoming visible, une installation de Marina Abramovic pour laquelle l’artiste a en quelque sorte « recyclé » les films de 7 performances réalisées antérieurement dans différents lieux. De par ses accents chamaniques et incantatoires, elle évoque un rituel, une dimension cérémonielle qui s’exprime par ailleurs dans plusieurs autres œuvres dont celle de Béatrice Balcou, dans les interventions apparemment dérisoires mais hautement spirituelles de Régis Perray ou encore dans le film de Ulla Von Brandenburg Le milieu est bleu présenté plus loin. À ce propos, on pourrait aussi affirmer que les œuvres sollicitant l’intervention du public relèvent également d’une forme de rituel ou de cérémonial.
D’autres œuvres enfin telles celles de Julius Koller, Roman Signer ou Cyprien Gaillard sont la mémoire photographique ou filmique d’actions dans le paysage, brèves mais néanmoins spectaculaires, fussent-elles parfois réalisées avec des moyens modestes.
Et comme la notion de performance relève également du vocabulaire sportif on trouvera également dans cette salle une vidéo de Neal Beggs, artiste qui élève l’escalade au rang d’art et Ping-pong (UFO) de Julius Koller. Cette dernière œuvre s’apparente par sa dimension ludique à des œuvres évoquées précédemment tout comme à celles d’Ann Veronica Janssens et de Matthieu Saladin présentées dans le hall du Frac et à celles de Davide Bertocchi présentées dans la dernière salle.
Il est difficile d’évoquer ici toutes les œuvres qui composent l’exposition mais ce sont les grandes lignes de cette proposition qui rassemble plus de 50 œuvres y compris les performances, signalées par leurs cartels développés, qui sont visibles de façon ponctuelle et lors de certains week-ends.
Pourquoi ce focus sur l’œuvre de Davide Bertocchi Galaxy ?
Il s’agit d’une acquisition très récente qui nécessitait un vaste espace, raison pour laquelle j’ai décidé de lui consacrer une salle entière. Cette installation fait écho à l’œuvre de Julius Koller Ping-Pong (UFO) de par ses connotations sportives et sa dimension ludique.
Depuis 1999, Davide Bertocchi poursuit un projet intitulé Spazio qui rassemble aujourd’hui plusieurs milliers d’images de planètes imaginaires dont l’artiste estime, au vu de nos connaissances astronomiques actuelles, que leur existence ne peut être exclue. Un travail sans fin autour d’un Univers lui-même infini, mais aussi un travail répétitif, une obsession. C’est que justement la rotation est une constante dans le travail de Davide Bertocchi qui ne s’attache pas seulement aux mouvements orbitaux des planètes mais aussi au mouvement de l’information à travers ses multiples supports tels que les CD, DVD, disques vinyles, quand il ne détourne pas ou ne fabrique pas des objets pour suggérer ou susciter ces mêmes mouvements. Galaxy (1999-2000) relève de cette dernière approche. Elle est composée d’une plateforme sur laquelle sont posés 10 skateboards incurvés que le public pouvait à l’origine utiliser… pour tourner en rond.
Il s’agissait alors pour l’artiste de poursuivre sa recherche sur la rotation en l’appliquant à un objet « très connoté et pop », autrement dit de « réaliser des objets qui suivaient la logique universelle du mouvement circulaire ». Si pour des raisons de sécurité cette œuvre n’est plus aujourd’hui activable, elle reste néanmoins très suggestive de la dimension ludique et quelque peu absurde qui lui présidait, dimension à laquelle fait écho Spirale présentée également ici. Dans cette vidéo en boucle dotée d’un son étourdissant, on voit un skateur dévaler indéfiniment la rampe hélicoïdale d’un parking souterrain. Le risque d’accident est permanent, le geste répétitif, le point de chute inatteignable, le but des plus obscurs : il s’agit d’une entreprise sisyphéenne, quoique inversée, et d’une descente aux enfers tout à la fois. Sous leur apparence ludique et leur référence à l’« insouciante» et joyeuse culture pop, ces deux œuvres tiennent sans doute finalement d’une métaphore existentielle.
À partir de quel moment le Frac a-t-il commencé à acheter de la performance ?
Si ma mémoire est bonne, c’était en 2011 avec la performance de Marie Lund, The Roof Holding the Walls Together. Depuis, nous en avons acquis plus d’une dizaine que l’on pourra découvrir au cours de l’exposition.
Quels partenariats ont été noués à l’occasion de l’exposition ?
Nous avons travaillé avec le Conservatoire pour l’activation de certaines performances comme par exemple celle d’Ari Benjamin Meyers, Duet, qui a nécessité l’intervention d’un professeur de chant afin de former nos médiateurs. Nous avons également travaillé avec de jeunes comédiens du Conservatoire pour d’autres performances notamment celle de Marie Lund. Nous avons aussi lancé des appels à participation auprès du public pour une performance d’Anna Holveck et fait un casting auprès de danseurs de la région pour celle de Gerard & Kelly…
Évolution du statut de la performance
L’exposition tente de témoigner de l’évolution d’une collection qui, au fil du temps, a pris en considération des œuvres s’inscrivant dans la mouvance des années 60-70 marquées par l’émergence des performances et des happenings : des propositions qui, dans le contexte politique de l’époque, participaient du rejet des institutions. À ce mouvement de contestation des valeurs traditionnelles relatives à la définition de l’œuvre et au statut de l’artiste, fait écho le titre de l’exposition emprunté au collectif japonais The Play.
En proposant ces œuvres immatérielles et éphémères, il s’agissait alors pour les artistes de réduire l’écart entre l’art et la vie et d’aller à la rencontre directe d’un public qu’ils pouvaient parfois solliciter et associer. Mais les problèmes économiques et ceux relatifs à la visibilité de leur travail les conduiront à revenir dans les espaces conventionnels et à des productions matérielles en donnant à leurs archives le statut d’œuvre d’art et en réalisant des films et des photographies de leurs différentes performances ou actions. Par ailleurs afin que leurs performances elles-mêmes intègrent aussi les collections, ils rédigent des protocoles et délèguent leur réalisation à l’institution qui elle-même adapte ses pratiques. Une relation symbiotique s’instaure ainsi entre l’artiste et l’institution.
Autrement dit, les artistes n’ont cessé d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux langages pour continuer à explorer la performance, dans son acception la plus large.
Par ailleurs, fidèles aussi à l’esprit des années 60-70, qui avait remis en question le statut romantique de l’artiste, certains continuent par le jeu de la délégation à vouloir associer le public de façon active. Cela est vrai, comme on l’a vu, pour certaines œuvres matérielles présentées dans cette exposition mais aussi pour certaines performances telles celles d’Ari Benjamin Meyers, Anna Holveck ou Roman Ondak.
Quelle sera la prochaine exposition ?
Cela fait maintenant deux ans que nous préparons une exposition de Roman Signer, à la suite de l’acquisition de deux belles œuvres : la photographie Salut présentée dans l’exposition et l’œuvre Piano qui sera présentée dans son exposition monographique. Cette exposition sera surtout l’occasion de découvrir des œuvres jamais montrées et de nombreuses pièces nouvelles.
Que bilan faites-vous de la période ?
Le problème pour nous n’est pas tant la fréquentation des expositions, car le public sait s’organiser et étaler ses visites, que les propositions s’inscrivant dans le cadre de la programmation culturelle : concerts, conférences… Une frilosité constatée également par les programmateurs du spectacle vivant.
Le constat partagé par tous, est donc malheureusement que nous ne sommes pas encore revenus à la normale.
Infos pratiques :
Aller contre le vent, performances, actions et autres rituels
jusqu’au 30/04/2022
Week-end entier dédié à la performance les 19 et 20 mars 2022
Frac Franche-Comté, Cité des arts,
2 passage des arts, Besançon